Lot Essay
Si l'usine était le lieu auquel l'imagination de Léger s'était le plus fortement attaché á la fin de la première Guerre Mondiale, et l'intérieur de la maison, celui où le peintre situait les célébrations de la paix retrouvée après-guerre, dès le début des années 1920, ses récits picturaux les plus significatifs se déroulent dans un espace purement mental, à la fois abstrait et concret. L'une de ses oeuvres majeures peinte en 1928, Le profil noir, est, comme le suggère sa silhouette éponyme, un tableau sur le fonctionnement de l'esprit et des sens (aux environs de 1928, Léger a peint de nombreuses oeuvres dont le motif central est un profil).
La toile se divise en cinq zones, plus une bordure ocre á gauche, dans laquelle l'ombre dominante, probablement celle d'une femme, génère son double complémentaire en clair-obscur (apparemment transformé en lampe), et son triple, le profil marron qui étend et perd sa forme en se déplaçant vers la droite. Ces contours ondoyants sont enserrés de part et d'autre par des formes végétales traitées de façon naturaliste - trois feuilles à gauche, et trois petites calebasses ou melons, avec une touche de feuillage á droite. L'année précédente, les feuilles, coquillages et autres formes naturelles s'étaient mis à éclore sur les toiles de Léger, à un moment où les motifs végétaux arrivaient en force dans l'esthétique à Paris. Le foisonnement de cette vie végétale s'oppose, tout en les renforçant, aux formes rectilignes qui ponctuent l'oeuvre et encadrent les motifs individuels.
Fort probablement, Léger voyait dans le déroulement temporel du cinéma, entre autres, un modèle pour son art: Un peu comme si chaque tranche verticale du Profil noir était un plan de film. Non seulement Léger avait travaillé dans le cinéma (il réalisa le film Ballet Mécanique en 1923-24; voir lot 49), mais il se trouvait en outre que le cinéma exerçait une forte influence sur ses idées visuelles (le montage, par ses juxtapositions filmiques radicales et surprenantes, était d'une importance capitale pour sa peinture, ainsi que le gros plan): "Ces moyens nouveaux, a-t-il écrit la même année qu'il a peint Le profil noir, nous ont donné une mentalité nouvelle. Nous voulons voir clairement, nous voulons comprendre les mécanismes, les fonctionnements, les moteurs, dans leurs moindres détails. Les assemblages ne nous suffisent plus - nous voulons ressentir et saisir les éléments qui les constituent - et nous réalisons que ces éléments, ces fragments, si on les considère isolément, sont dotés d'une vie bien à eux, entière et singulière. Les gros-plans, au cinéma, incarnent cette nouvelle vision"1.
Mais si le cinéma a offert à Léger une façon de penser l'objet individuel - "J'ai moi-même utilisé le gros plan [...] Le fragment d'objet m'a été bien utile; en l'isolant, vous le personnalisez,"2 -il se trouve également que l'écran de cinéma fonctionne comme extension de cet autre champ d'intérêt permanent chez Léger: Le mural. En tant que forme d'art publique et collective, en opposition au monde privé de la peinture de chevalet (dont Léger attribuait la responsabilité à la mercantile Renaissance italienne), le mural va dans le sens de l'engagement politique à gauche de Léger. Le profil noir représente l'équilibre parfait entre la subjectivité intense de l'expérience individuelle (le spectateur peut se substituer, en imagination, au profil noir) et celle de la vie collective du groupe, que transmet incontestablement l'échelle du tableau, et la clarté de sa forme, rappelant celle d'un panneau d'affichage. La palette soignée du tableau, où blanc et noir s'allient au jaune ocre, brun et bleu violacé, a dû traverser les décennies pour toucher Monsieur Saint Laurent, lui-même auteur d'innovations qui ont-elles aussi marqué, fait évoluer et comblé le monde de la couleur.
Par Kenneth E. Silver, novembre 2008.
Ce texte a été traduit de l'anglais.
Notes:
1 Fernand Léger, "Actualités Variétés", no. 1, 1928, cité in N. Serota, Fernand Léger: The Later Years, catalogue d'exposition, Londres, Tate Gallery, 1987, p. 31.
2 Fernand Léger, "Autour du Ballet Mécanique", vers 1926, ibid., p. 31.
La toile se divise en cinq zones, plus une bordure ocre á gauche, dans laquelle l'ombre dominante, probablement celle d'une femme, génère son double complémentaire en clair-obscur (apparemment transformé en lampe), et son triple, le profil marron qui étend et perd sa forme en se déplaçant vers la droite. Ces contours ondoyants sont enserrés de part et d'autre par des formes végétales traitées de façon naturaliste - trois feuilles à gauche, et trois petites calebasses ou melons, avec une touche de feuillage á droite. L'année précédente, les feuilles, coquillages et autres formes naturelles s'étaient mis à éclore sur les toiles de Léger, à un moment où les motifs végétaux arrivaient en force dans l'esthétique à Paris. Le foisonnement de cette vie végétale s'oppose, tout en les renforçant, aux formes rectilignes qui ponctuent l'oeuvre et encadrent les motifs individuels.
Fort probablement, Léger voyait dans le déroulement temporel du cinéma, entre autres, un modèle pour son art: Un peu comme si chaque tranche verticale du Profil noir était un plan de film. Non seulement Léger avait travaillé dans le cinéma (il réalisa le film Ballet Mécanique en 1923-24; voir lot 49), mais il se trouvait en outre que le cinéma exerçait une forte influence sur ses idées visuelles (le montage, par ses juxtapositions filmiques radicales et surprenantes, était d'une importance capitale pour sa peinture, ainsi que le gros plan): "Ces moyens nouveaux, a-t-il écrit la même année qu'il a peint Le profil noir, nous ont donné une mentalité nouvelle. Nous voulons voir clairement, nous voulons comprendre les mécanismes, les fonctionnements, les moteurs, dans leurs moindres détails. Les assemblages ne nous suffisent plus - nous voulons ressentir et saisir les éléments qui les constituent - et nous réalisons que ces éléments, ces fragments, si on les considère isolément, sont dotés d'une vie bien à eux, entière et singulière. Les gros-plans, au cinéma, incarnent cette nouvelle vision"
Mais si le cinéma a offert à Léger une façon de penser l'objet individuel - "J'ai moi-même utilisé le gros plan [...] Le fragment d'objet m'a été bien utile; en l'isolant, vous le personnalisez,"
Par Kenneth E. Silver, novembre 2008.
Ce texte a été traduit de l'anglais.
Notes: