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Le troupeau initial des Moutons de laine est élaboré dans l'atelier et envahit rapidement l'appartement de l’impasse Robiquet. Sa première apparition publique a lieu en janvier 1966, lors du Salon de la Jeune Peinture Française au Musée d'art moderne de la ville de Paris. Composé de vingt-quatre ovidés dont quatre noirs, il est exposé au centre de la pièce et se présente comme un îlot où spectateurs et artistes peuvent venir s'asseoir et s'allonger. La surprise est totale et une partie de la critique enchantée : «Le Salon de la Jeune Peinture réserve néanmoins une surprise: les sièges de François-Xavier Lalanne. [...] Cette fois, c'est tout un troupeau de moutons conduit par quatre béliers à tête noire. Selon la place qu'on leur assigne, ils peuvent former un lit, un canapé, un siège... C'est la pièce la plus étonnante de l'exposition.» écrit ainsi Otto Hahn dans L'Express (in D. Abadie, Les Lalanne(s), Paris, 2008, p. 298).
La fascination de François-Xavier Lalanne pour l'étude des formes animales remonte à son enfance, où déjà il prenait plaisir à dessiner toutes sortes d'animaux aperçus au zoo. Cependant, son approche de la sculpture s'est construite progressivement au cours de ses premières années de jeune artiste. S'il a fréquenté pendant plusieurs années l'atelier de Brancusi où son œil apprend de chaque geste, chaque mouvement que le sculpteur donne à ses œuvres, il voue également une admiration profonde à la sculpture de François Pompon. Il fut d'ailleurs marié à l'arrière-petite-nièce de l'artiste, pour très peu de temps en 1948, et se nourrit du répertoire animalier de ce dernier. Au regard de ces deux influences, Lalanne trace sa propre voie en assimilant dans sa sculpture une ligne épurée et sûre. En parallèle, alors qu'il n'est toujours pas sculpteur, il accepte une place de gardien au Musée du Louvre au cours de l'hiver 1948-49. Pendant cette période, il fréquente tous les jours le département des antiquités orientales et plus particulièrement les œuvres venues d'Egypte, de Mésopotamie et de la Rome antique. Là, pendant de longues heures, son œil enregistre les formes, les courbes, la stylisation spécifique de cette sculpture et son esprit élabore les prémices de son futur vocabulaire plastique. Il a ainsi raconté: «Vu le peu de visiteurs qui fréquentaient quotidiennement le musée, je passais le plus clair de mon temps à observer, à contempler une sculpture : un examen superficiel ou une 'exploration' d'une heure, voire d'une semaine! J'ai une bonne mémoire visuelle. Finalement, j'étais comme un photographe, mes yeux ont réalisé plus de mille clichés de la Vénus de Milo, du boeuf Apis.»(ibid. p. 295). C'est peut-être à ce moment-là que s'établit l'idée dans son esprit que si la sculpture doit être accessible au spectateur, il doit pouvoir entrer en contact physiquement avec elle pour en saisir toutes les nuances. Il l'a lui-même expérimenté, expliquant que lors des journées de fermeture du Musée, il ne pouvait résister à l'envie de chevaucher le fameux Taureau Apis, préfigurant, sans le savoir encore, ses Moutons que chaque spectateur pourra à son tour chevaucher.
Au Salon de la Jeune Peinture Française, Lalanne veut envahir l'espace de ses Moutons de laine, il souhaite créer un trouble chez le spectateur, le bousculer dans ses habitudes. Pour cela, il les a conçus en troupeau, comprenant à la fois des moutons, dont la tête est visible et dépasse de la masse, et des ottomans, moutons sans tête qui confèrent cette impression de masse à l'ensemble. Chaque bête prise dans cette accumulation de laine et de têtes en bronze est difficilement identifiable. La représentation d'un groupe d'animaux où l'individu est présenté par l'artiste comme partie et ensemble d'un tout n'est pas sans rappeler certaines œuvres de Brancusi, notamment ses Trois Pingouins où chaque animal apparaît autant comme élément isolé que constitutif d'un groupe indivisible. Ce premier troupeau est présenté sous le titre Pour Polyphème, Lalanne faisant référence avec humour à l'histoire d'Ulysse et ses compagnons dissimulés sous le ventre de moutons, de la même manière que ses Moutons l'ont introduit sur la scène artistique. Sa sculpture se caractérise par une approche à la fois pragmatique et ludique qui lui confère un aspect intemporel. Comme il l'explique lui-même : «Je voulais faire quelque chose de très envahissant, car si on présente un petit objet, personne ne le voit. Il faut y aller avec quelque chose d'un peu immodeste et légèrement embarrassant. Si vous venez avec un escargot grand comme le pouce, personne ne vous remarque ! [...] J'avais fait un mouton et décidé carrément d'en faire un troupeau. Cette idée de troupeau m'a paru une idée paisible. Je trouvais amusant d'envahir ce grand salon avec un troupeau de moutons. En plus, j'ai vécu dans des pays à moutons et je connais bien ces bestiaux-là. Mon père en avait. [...] Et puis, les moutons dans un appartement parisien, c'est un peu "la campagne à Paris". C'est tout de même plus facile d'avoir une sculpture dans un appartement qu'un vrai mouton. Et c'est encore mieux si on peut s'asseoir dessus.» (in D. Marchesseau, Les Lalanne, Luon, 1998, pp. 34 et 36).
Volontairement, François-Xavier Lalanne brouille les pistes entre artiste et artisan au profit d'une ligne de conduite en équilibre entre ces deux notions. Ses Moutons de laine sont ainsi à la fois œuvre d'art, meuble et objet. Pour lui, le monde animal offre «un répertoire infini de formes liées à une symbolique universelle. Les enfants comme les adultes peuvent y être sensibles. Et tout ce que je fais est destiné à être utilisé.» (ibid. p. 38). Claude Lalanne a d'ailleurs confié que «François-Xavier a tellement peur d'être pris pour un artiste qu'il s'est efforcé de faire des objets utilitaires.» (in Les Lalanne, catalogue d'exposition, Paris, Centre national d'art contemporain Georges Pompidou, 1975, p. 37). Ce parti pris d'une certaine forme de désacralisation de la sculpture n'ôte cependant rien à la poésie et à l'élégance qui se dégagent des lignes simples de ces Moutons. Lalanne porte une grande attention aux matériaux employés, qui sont selon lui «l'ambiance de la chose». Ici, la laine véritable donne à chaque pièce un aspect attrayant et chaleureux tout en lui conférant une indéniable réalité, une présence, de la même manière que certaines œuvres de la statuaire africaine intègrent poils ou cheveux pour leur donner cette intensité, cette 'charge' qui anime la sculpture, lui donne vie.
Les Moutons de laine apparaissent comme une des œuvres les plus importantes de la sculpture moderne, car s'ils possèdent une qualité plastique emblématique de l'œuvre de François-Xavier Lalanne, ils introduisent une rupture en renouant avec l'essence même de la sculpture qui s'adresse au toucher autant qu'au regard. En réalisant cette union entre sculpture et objet utilitaire, Lalanne retrouve une forme d'universalité qui tend à atteindre la sensibilité de chacun. François Nourissier écrivait d'ailleurs dans la préface de la première exposition des Lalanne chez Alexander Iolas, en octobre 1966: «Ultime conseil: à ceux que n'auraient pas convaincus ces considérations et que leur œil ne guiderait pas avec certitude, il reste la possibilité inépuisable de s'approcher des Lalannes et les toucher. Nous sommes, après tout, dans la famille des sculptures. N'hésitez donc pas».
The initial herd of Moutons de Laine was developed in the studio Impasse Robiquet and soon invaded their apartment. Its first public appearance was in 1966, at the Salon de la Jeune Peinture Française at Paris's Musée d'Art Moderne. Made up of 80 ovoids, four of which were black, it was exhibited in the centre of the room and presented as an island where spectators and artists could sit or recline. This was greeted with total astonishment and delighted some critics: 'The Salon de la Jeune Peinture does hold one surprise: François-Xavier Lalanne's seats. [...] This time it is a whole herd of sheep led by four black-headed rams. Depending on how they are arranged, they can form a bed, a sofa, a seat, etc. It is the most astonishing room in the exhibition,' wrote Otto Hahn in L'Express (in D. Abadie, Les Lalanne(s), Paris, 2008, p. 298).
François-Xavier Lalanne's fascination with the study of animal forms was rooted in his childhood, since from a young age he enjoyed drawing a variety of animals he had seen at the zoo. His approach to sculpture, had developed during his initiation as a young artist. He had frequented Brancusi's studio for several years, where his eye learnt from each gesture and movement the sculptor gave his works. He also professed a profound admiration for the sculpture of François Pompon; indeed he had also been married to the artist's great-great-niece for a short time in 1948, and drew inspiration from his animal sculptures. Under these two influences, Lalanne carved his own path, adopting a refined and confident style to his work. At the same time, before he turned full time to sculpting, he took a job as security guard at the Musée du Louvre over the winter of 1948-49. During this period, he visited the Department of Oriental Antiquities daily, particularly interested in works from Egypt, Mesopotamia and Ancient Rome. His eye spent many hours registering the shape, lines and specific stylisation of this sculpture and his mind laid the foundations of his future artistic vocabulary. He later recalled: 'Given the small number of visitors who come to the museum each day, I spent most of my time looking, contemplating a sculpture - a superficial examination or an 'exploration' lasting from an hour to a week! I have a good visual memory. I was basically like a photographer, my eyes took millions of shots of the Vénus de Milo and the Apis bull.' (in ibid. p. 295). This may be when the idea came to him that if sculpture needs to be accessible to the spectator, then the spectator should be able to physically come into contact with it in order to understand every nuance. He experimented with this idea himself, explaining that on days when the museum was closed, he could not resist straddling the famous Apis Bull, unconsciously prefiguring his Moutons, which each spectator could take a turn sitting on.
At the Salon de la Jeune Peinture Française, Lalanne wanted to invade the space with his Moutons de Laine; he wanted to disturb spectators, disrupt their habits. To do this, he created a herd including sheep with visible heads, rising above the mass, as well as ottomans; headless sheep giving an overall impression of volume; making it difficult to identify each animal among the mass of wool and bronze heads. The representation of a group of animals where the individual is addressed by the artist as part and parcel of the whole is reminiscent of certain works by Brancusi, particularly the Trois Pingouins, where each animal appears as much an isolated element as part of an indivisible group. This first herd was presented with the title Pour Polyphème, Lalanne making a humorous reference to the story of Ulysses and his companions who hid under the bellies of the sheep, just as the Moutons infiltrated him into the art world. His sculpture is characterised by an approach which is both pragmatic and fun and which insures a timeless aspect. As he explains: 'I wanted to do something very invasive, since if you present a small object, nobody sees it. You need to go with something slightly brazen and a bit embarrassing. If you come with a snail as big as a thumb, nobody notices you! [] I made a sheep and then decided that I definitely needed a herd. This idea of a herd seemed to me to be a calming idea. I found it amusing to invade this large exhibition with a herd of sheep. I had also lived in a land of sheep and knew the animals well. My father kept some. [] Also, sheep in a Parisian apartment is a bit like 'bringing the countryside to Paris'. And it's much easier to have a sculpture in an apartment than a real sheep. And it's even better if you can sit on it.' (in D. Marchesseau, Les Lalanne, Luçon, 1998, pp. 34 and 36).
François-Xavier Lalanne deliberately blurred the boundaries between artist and craftsman, choosing instead to tread a line between the two. His Moutons de Laine are therefore both works of art and pieces of furniture, objects. For him, the animal world offers 'an infinite repertoire of forms linked to a universal symbolism. Children and adults can both respond to it. And everything I create is designed to be used.' (in ibid. p. 38). Claude Lalanne also explained that, 'François-Xavier was so afraid of being taken for an artist that he forced himself to make useful objects.' (in Les Lalanne, exhibition catalogue, Paris, Centre National d'Art Contemporain Georges Pompidou, 1975, p. 37). This stance, of demystifying sculpture to some extent, does not in any way undermine the poetry and elegance exuded by the simple lines of these Moutons. Lalanne pays close attention to the materials used, which are, according to him, the 'ambiance of the thing'. Here, real wool gives each piece an attractive and warm appearance as well as an undeniable reality, a presence, in the same way that some works of African statuary incorporate fur or hair to give them added intensity, the 'charge' which animates the sculpture, brings it to life.
The Moutons de Laine stand out as one of the most important works in modern sculpture, since they possess an artistic quality symbolic of the work of François-Xavier Lalanne. They make a breakthrough by returning to the very essence of sculpture which addresses touch as much as sight. By achieving this union between sculpture and utilitarian object, Lalanne restores a sort of universality which aims to communicate with everyone. François Nourissier wrote in the preface to Lalanne's first exhibition arranged by Alexander Iolas in October 1966: 'A final piece of advice for those who remain unconvinced by these considerations and whose eye does not guide them with certainty, there is always the possibility of approaching Lalannes and touching them. We are, after all, in the realm of sculpture. So feel free.'