Exhibited
Paris, Musée d’Orsay et Oslo, Munch Museet, Munch et la France, septembre 1991-avril 1992, p. 173, no. 49 (illustré en couleurs, p. 170).
Sydney, Art Gallery of New South Wales; Indianapolis, Museum of Art; Baltimore, The Walters Art Gallery; Montréal, Museum of Fine Art; Memphis, The Dixon Gallery and Gardens; San Diego, Museum of Art; Portland, Museum of Fine Arts; Boston, Museum of Fine Arts et Jérusalem, Le Musée d’Israël, Gauguin and the School of Pont-Aven, mai 1994-septembre 1997, p. 72, no. 43 (illustré en couleurs, p. 71).
Washington, D.C., National Gallery of Art et Chicago, The Art Institute, Toulouse-Lautrec and Montmartre, mars-octobre 2005, p. 264, no. 239 (illustré en couleurs, p. 216).
Paris, Musée de l’Orangerie et Brême, Kunsthalle, Émile Bernard, septembre 2014-mai 2015, p. 106, no. 31 (illustré en couleurs, p. 107; titré ‘Un bordel’).
Paris, Musée d’Orsay et Amsterdam, Van Gogh Museum, Splendeurs et Misères. Images de la prostitution, 1850-1910, septembre 2015-juin 2016, p. 285, no. 242 (illustré en couleurs, p. 255).
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Gilles Genty, historien de l'art, février 2017
Lorsque Le salon fut révélé pour la première fois au public en 1991 dans l’exposition Munch et la France, il suscita fascination et interrogations; d’où provenait cette toile totalement inédite et si «moderne»? Quelle place allait-elle occuper dans l’œuvre de l’artiste? Loin d’instiller le doute, ces questions nous invitent à reconstituer aujourd’hui le puzzle complexe mais riche d’enseignements, du processus créatif de celui qui fut, avec Gauguin, l’inventeur de l’École de Pont-Aven.
Une leçon de «synthétisme».
Une révolution esthétique fondamentale pour le XXe siècle se prépare dès 1884-85 dans l’atelier Cormon; Émile Bernard, Louis Anquetin et Toulouse-Lautrec s’affranchissent peu à peu de l’académisme de leur maître, en prenant appui sur l’impressionnisme, le néo-impressionnisme, mais aussi sur les estampes japonaises. Émile Bernard peint Le salon avec des touches en bâtonnets issues de celles avec lesquelles Cézanne signifiait la structure des volumes; mais elles se fondent ici progressivement les unes aux autres pour former de grands aplats de couleurs. C’est ce que l’on appelle le «synthétisme» inventé dans un dialogue passionné et houleux avec Gauguin, dont Matisse sera l’héritier. Bernard écrit dans ses Souvenirs : «La simplification ou synthèse, s’imposait d’abord comme inhérente à l’idée […] En peignant de mémoire, j’avais l’avantage d’abolir l’inutile complication des formes et des tons. Il restait un schéma du spectacle regardé. Toutes les lignes revenaient à leur architecture géométrique, tous les tons aux couleurs-types de la palette prismatique. […] Tel fut mon synthétisme en 1888» (cité in W. Jaworska, Gauguin et l’École de Pont-Aven, Neuchâtel, Paris, 1971, p. 231). Bernard enrichit cette simplification opérée par un travail «de mémoire», de celle des estampes japonaises auxquelles l’École des Beaux-Arts consacra une grande exposition du 22 avril au 13 mai 1890. La disposition frontale des jeunes femmes du Salon, leur juxtaposition dans l’espace telles des figures de cartes à jouer, proviennent d’Outamaro et d’Hiroshige, dont Siegfried Bing reproduisait les estampes dans son Japon Artistique (1888-91). Il y a ici un goût pour la «ligne claire», les aplats de couleurs et un hiératisme également cher au nabi Félix Vallotton. Émile Bernard n’a-t-il pas fait quelques mois auparavant un voyage à Bruges où il a été enchanté par les Memling et les Roger van der Weyden qui passionnent également Vallotton? Il y a dans Le salon un hiératisme qui rappelle la peinture flamande, un hiatus assumé entre la sagesse de la mise en scène et la brutalité de l’histoire racontée. En ce sens, Bernard anticipe ici sur les scènes muettes et dérangeantes peintes par Balthus.
Sous le soleil de Van Gogh.
La diagonale qui structure l’espace du Salon est japonisante, héritière de celle qui structure L’Absinthe (1875-76; Paris, Musée d’Orsay) de Degas, de celle d’Au Moulin de la Galette (1889; Chicago, Art Institute) de Toulouse-Lautrec. Elle offre aussi une étonnante parenté avec celle imaginée par Edvard Munch pour son Noël au bordel (1903-04; Oslo, Munch Museet; fig. 1). Le norvégien, qui se rend à Paris à plusieurs reprises entre 1885 et 1896 a pu voir Le salon et en reprendre le dispositif scénique. Le tableau de Bernard témoigne surtout de ses liens intimes avec Van Gogh. Exclus de l’académie Cormon, les deux artistes peignent librement à Asnières, se regroupent avec Louis Anquetin et Toulouse-Lautrec sous la bannière des «peintres du petit boulevard (Clichy)». En artistes bohèmes, ils fréquentent le Paris «fin-de-siècle» des cafés, des cabarets, et des maisons closes. A la différence de Van Gogh, ce monde des passions vénales fait horreur au jeune Bernard; c’est le sens même de son grand dessin (préparatoire pour un tableau, mais fut-il jamais réalisé?) L’Heure de la viande (1886; collection particulière), qui fait figure de matrice des futures scènes de «maisons». Sa relation avec Van Gogh (lettres et poèmes échangés, articles écrits) est fondamentale pour comprendre les ressorts de sa création. Bernard se voit, à l’exemple de Van Gogh, comme un quêteur de «Vérité» en peinture. La fascination-répulsion qu’il éprouve pour ce monde de la nuit, l’amène à une réaction esthétique et morale. Dans un poème (reproduit ci-dessous) accompagnant un dessin (fig. 2) représentant une maison close et dédicacé «A mon ami Vincent ce croque bête», Bernard écrit: «Le laid c’est l’infernal qui sait remuer l’âme». Impressionné par les progrès du jeune Bernard, Van Gogh peignit quelques mois plus tard un tableau sur le sujet (fig. 3) dont les couleurs, truellées plus que peintes, disent la fascination de l’artiste pour la crudité du sujet.
Un poème de la solitude et de l’Idéal.
Aboutissement d’une longue série d’images, Le salon n’offre, à la différence de certaines scènes dessinées par Félicien Rops, aucune complaisance pour la vulgarité. Occupées à jouer aux cartes pour tromper l’ennui (nous retrouverons cette iconographie chez Suzanne Valadon), contraintes d’attendre le client, les jeunes femmes sont ici figées par l’accablement d’une situation qui semble sans issue. Le petit animal, chien ou chat, lové sur le canapé est peut-être un clin d’œil au chat de l’Olympia (1863; Musée d’Orsay, Paris) de Manet, mais renforce aussi l’atmosphère de pesante solitude; il est finalement le seul ami de ces filles sans avenir. Le salon est en définitive un tableau allégorique, à l’exemple de l’étonnant Autoportrait (1891; Paris, Musée d’Orsay; fig. 4) dans lequel Bernard juxtapose une image christique, des corps nus lascifs et son propre visage. En août 1890, Bernard perdit le soutien financier de ses parents et prépara même une loterie pour vendre ses tableaux. Les quelques toiles qu’il expose chez le Père Tanguy (décembre 1890-janvier 1891) et chez Le Barc de Boutteville ne changeront rien à ses difficultés financières et au sentiment d’être abandonné de tous. Déprimé, ayant renoncé à celle qu’il aime (Charlotte Brice, issue d’une famille riche), il connut l’inconfort et le doute, et pensa même un moment suivre Gauguin dans ses projets de voyage. Le salon est l’incarnation des fiévreux essais, des avancées et des doutes, et finalement de la solitude de l’artiste. La modernité de la pose de la femme assise à gauche est le fruit de recherches menées par un Bernard en quête continuelle de solutions nouvelles, qui l’amèneront bientôt, à défaut de reconnaissance, à une rupture brutale avec Gauguin. Il n’est pas surprenant que ce tableau, après avoir été acquis par Ambroise Vollard en 1901, ait rejoint la collection de Maurice Ratton, passionné d’arts primitifs. Ce Salon fait écho au bois gravé Les Nymphes (1890), cubiste avant l’heure, et dont un exemplaire est dédicacé «à mon cher ami Gauguin 1890». C’est le tableau d’un père du Symbolisme, mais avec une radicalité inspirée par Cézanne et que l’on retrouvera à l’œuvre chez Picasso entre 1906 et 1907. L’histoire de ce que ce dernier doit, dans les années 1901-07 à Émile Bernard, reste encore à écrire!
Gilles Genty, Art historian, February 2017
When Le salon was revealed to the public for the first time in 1991 at the exhibition Munch et la France, it aroused fascination and raised questions; where had this previously unseen and so ‘modern’ a work come from? How would it fit into the artist’s body of work? Far from instilling doubt, today these questions invite us to reassemble this complex yet instructive puzzle about the creative process of the man who, along with Gauguin, was the inventor of the Pont-Aven School.
A lesson in “synthetism”.
A fundamental aesthetic revolution of the 20th century was taking shape at the Atelier Cormon in 1884-85; Émile Bernard, Louis Anquetin and Toulouse-Lautrec gradually cut loose from the academicism of their teacher, incorporating lessons from not only Impressionism and Neo-Impressionism but also from Japanese prints. Émile Bernard painted Le salon with the short straight brushstrokes derived from those with which Cézanne signified the structure of volumes; but here they progressively merge into one another to form large fat areas of colour. This is what is called “synthetism” a term coined in a passionate and heated discussion with Gauguin, and to which Matisse would be the heir. Bernard wrote in his Souvenirs: “Simplification or synthesis, was necessary first as inherent to the idea […] By painting from memory I had the advantage of getting rid of the pointless complication of forms and tones. It left an outline of what was seen. All the lines returned to their geometric architecture, all the tones to the standard colours of the prismatic palette. […] That was my synthetism in 1888.” (quoted in W. Jaworska, Gauguin et l’École de Pont-Aven, Neuchâtel, Paris, 1971, p. 231). Bernard enhanced this effected simplification by working “from memory”, from the Japanese prints to which the École des Beaux-Arts devoted a major exhibition from 22 April to 13 May 1890. The frontal arrangement of the young women of Le salon, their juxtaposition in the space like figures on playing cards, stem from Outamaro and Hiroshige, whose prints Siegfried Bing reproduced in his Japon Artistique (1888-91). There is here a taste for the “clear line”, fat areas of colour and a hieratic style also dear to the Nabi, Félix Vallotton. Had not Émile Bernard a few months earlier made a journey to Bruges where he had been enchanted by the Memling and Roger van der Weyden works that also captivated Vallotton? There is in Le salon a hieratic feeling reminiscent of Flemish painting, an assumed hiatus between the normality of the setting and the brutality of the story being told. In this respect, Bernard here anticipates the silent and disturbing scenes painted by Balthus.
In the sunshine of Van Gogh.
The diagonal which structures the space of Le salon is Japanese inspired, successor to that which structured Degas’ L’Absinthe (1875-76; Paris, Musée d’Orsay) and Toulouse-Lautrec’s Au Moulin de la Galette (1889; Chicago, Art Institute). It also presents a surprising kinship with the structure contrived by Edvard Munch for his
Christmas in the Brothel (1903-04; Oslo, Munch Museet; fig. 1). The Norwegian artist, who visited Paris several times between 1885 and 1896 was able to see Le salon and arranged his composition with a strikingly similar structure. Above all, Bernard’s painting attests to his close relationship with Van Gogh. Excluded from the Académie Cormon, the two artists painted freely at Asnières, forming a group with Louis Anquetin and Toulouse-Lautrec under the banner of the “peintres du petit boulevard (Clichy)”. As bohemian artists they spent time in “fin-de-siècle” Paris, in its cafés, cabarets, and … brothels. Unlike Van Gogh, this world of venal passions horrified the young Bernard; this was the meaning of his large drawing (for a painting but was it ever completed…?) L’Heure de la viande (1886; private collection), which is seen as the template for future “maison” (brothel) scenes. His relationship with Van Gogh (exchanges of letters and poems and articles written) is fundamental to understanding the origins of his creative work. Bernard saw himself, like Van Gogh, as a seeker of “Truth” in painting. The fascination-revulsion he felt for this nocturnal world, caused an aesthetic and moral reaction. In a poem (reproduced below) accompanying a drawing (fig. 2) depicting a brothel and dedicated “A mon ami Vincent ce croque bête”, Bernard wrote: “Ugliness is the torment which stirs the soul”. Impressed by the progress of the young Bernard, a few months later Van Gogh painted a picture on the subject (fig. 3) whose colours, more trowelled on than painted, speak of the artist’s fascination with the crudeness of the subject.
A poem of solitude and the Ideal.
The culmination of a long series of images, Le salon offers, unlike some of the scenes drawn by Félicien Rops, no indulgence for vulgarity. Playing card games to relieve the boredom (we will find this iconography again in Suzanne Valadon’s work),obliged to wait for the client, the young women here are frozen in the despondency of a situation that seems hopeless. The small animal, dog or cat, curled up on the sofa is perhaps a nod to the cat in Manet’s
Olympia (1863), but also reinforces the atmosphere of unbearable loneliness; in the end this animal
is the only friend that these girls without a future have. Le salon is ultimately an allegorical painting, like the amazing Autoportrait (Self Portrait, 1891; Paris, Musée d’Orsay; fig. 4) in which Bernard juxtaposes a Christlike image, lascivious naked bodies and his own face. In August 1890, Bernard lost the financial support of his parents and even prepared a lottery to sell his paintings. The few canvases he exhibited at the Père Tanguy gallery (December 1890-January 1891) and at Le Barc de Boutteville did nothing to alleviate his financial problems and the feeling of being abandoned by everyone. Depressed, having relinquished the woman he loved (Charlotte Brice, an heiress), he experienced discomfort and doubt, and even thought for a moment of following Gauguin in his travel plans. Le salon was the embodiment of feverish experiments, advances and doubts, and ultimately of the solitude of the artist. The modernity of the pose of the woman seated on the left is the fruit of explorations by a Bernard constantly in quest for new solutions, that would soon lead, for lack of recognition, to an abrupt break-up with Gauguin. It is not surprising that this painting, after being acquired by Ambroise Vollard in 1901, should have joined the collection of Maurice Ratton, a primitive arts’ enthusiast. This Salon echoes the woodcut, Les Nymphes (1890), Cubist before its time, one print of which is dedicated “to my dear friend Gauguin 1890” (quoted in D. Morane, Émile Bernard 1868-1941. Catalogue raisonné de l’oeuvre gravé, Pont- Aven, musée de Pont-Aven, June-October 2000, no. 22). This painting by a father of Symbolism, possesses a radicalism inspired by Cézanne that would appear in Picasso’s work between 1906 and 1907. The story of what the latter owes to Émile Bernard, in the years 1901-07, is yet to be written!
"L'horreur c'est plus sain, et je préfère au rouge
Rayon d'un crépuscule un bec de gaz de bouge
Avec, sur des bancs verts des filles les seins nus
Baisant les lèvres de stupides inconnus.
Le laid c'est l'infernal qui sait remuer l'âme,
Et nous avons vraiment fini d'aimer la femme
A l'œil languide ainsi qu'un nu de Fragonard -.
Qu'on préfère la chair à l'étal au grand art
(Qui consiste l'on sait en de grandes machines
Où se meuvent des reines, vierges, assassines
Jeanne Darc ou Catherine de Médicis,)
Je n'en discute pas les charmes indécis,
C'est le droit de chacun-. Mais au gouffre
Plus dans notre cerveau le conceps s'allonge;
Car sous les profondeurs éternelles des mers
Dans les abîmes les plus noirs, les plus amers
La perle dort parmi les monstres et les herbes;
La violette sous le tas pourri des gerbes
Répand un doux parfum qui grise fortement.-
Donc c'est que le hideux c'est l'unique élément.-
Le creuset d'où s'échappe un monde d'un abîme
Dont la forme est le laid et le fond le Sublime.
C'est pourquoi dans l'affreux, j'aime à me recréer
Et quand mon esprit las se refuse à créer
Je vais aux lieux bannis où s'étale l'ivresse
Pour mon cerveau chercher la divine caresse
Que donne l'incompris à notre cœur béant
Révélation morne et grande du Néant."
Poème d'Émile Bernard envoyé à Vincent van Gogh, octobre 1888.