Lot Essay
« Après quelques minutes de réflexion face à un petit autel, et après avoir déposé séparément différentes couleurs à l’huile sur une toile blanche posée sur le sol, le peintre japonais Shiraga, pieds nus, accroché à une corde suspendue au plafond, commence, sur la matière huileuse, une danse aux mouvements rapides, rythmés et précis. »
“After a few minutes of reflection in front of a small altar, and having separately deposited several oil colours on the white canvas on the floor, the Japanese painter Shiraga, in bare feet, attached to a rope hanging from the ceiling, began to dance on the oily material with rapid, rhythmic and precise movements.“
ANTONIO SAURA
Sur près de deux mètres de haut, Chikakusei Dokukakuryu témoigne de la technique picturale radicale adoptée par Kazuo Shiraga à partir de 1954. Après avoir posé sa toile à plat, l’artiste japonais s’est lancé dans un corps-à-corps avec la peinture, qui prend les airs d’une danse chorégraphiée. Accroché à une corde suspendue, il balaye directement avec ses pieds les huiles colorées sur le tissu à terre. La peinture qui en résulte est instinctive, exécutée dans l’empressement, les pâtes retenues sur la toile – amples et violentes. Un éclat charnel de rouge carmin forme ainsi le centre de la composition. Autour, des pulsations noires et vertes répondent à des élans plus courts de jaune et de brun. Le reste de la toile a gardé son grain naturel, interrompu seulement par les fines éclaboussures projetées lors de l’exécution du tableau.
La démarche audacieuse qui s’exprime dans Chikakusei Dokukakuryu est la synthèse de deux antagonismes : elle est à la fois avec son époque et contre celle-ci. Avec son époque parce que les larges empâtements marquent la primauté du corps de l’artiste sur la toile, à l’image des Expressionnistes Abstraits de New York et du Tachisme de Paris. Par ses airs de performance, elle anticipe les happenings d’Allan Kaprow ; par l’usage du corps comme pinceau elle répond aux Anthropométries d’Yves Klein. Mais elle est aussi contre son époque, comme le résumera en 1992 Antoni Tàpies :« Y a-t-il plus grande provocation, plus grande preuve que l'on va à l'encontre de tout, dans le domaine de l'art, que de peindre avec les pieds ? […] D'emblée, Shiraga propose donc comme art ce que nos habitudes mentales considèrent comme négatif » (Antoni Tàpies in Kazuo Shiraga, Paris, Galerie Stadler, 1992).
Ce faisant, l’oeuvre répond toutefois aux préceptes du groupe d’avant-garde Gutaï, auquel Shiraga se joint en 1955, un an après sa création : un rejet de toute forme artistique préexistante, présidant à la réunion de l’esprit et de la matière. Car la rupture formelle s’accompagne pour le peintre d’une élévation spirituelle – il deviendra même en 1971 prêtre bouddhiste. Dans les mouvements inconscients projetés sur la toile, c’est l’esprit libre qui respire. Un mélange subtil de tradition et de modernité qui explique la fascination constante exercée par Shiraga, à partir de 1958, sur le galeriste parisien Rodolphe Stadler. Issue directement de la collection Stadler, Chikakusei Dokukakuryu coïncidera avec la première exposition du peintre hors du Japon, organisée en 1962 à la galerie. Elle marque en cela le départ d’une longue collaboration, celle qui impulsera la reconnaissance internationale du génie radical de Kazuo Shiraga.
Standing almost two metres high, Chikakusei Dokukakuryuis a clear example of the radical painting technique adopted by Kazuo Shiraga in 1954. After laying his canvas down flat, the Japanese artist launched himself into a bodily interaction with the painting, giving it the feel of a choreographed dance. Attached to a rope hung from the ceiling, he swept coloured oils directly onto the material on the floor, using his feet. The painting that emerged is instinctive, produced with immediacy. The large deposits of paint left behind on the canvas are urgent and intense. Likewise, a carnal burst of crimson red forms the centre of the composition. Around it, black and green strokes echo shorter dashes of yellow and brown. The remainder of the canvas retains its natural grain, interrupted only by the fine splatters produced in the making of the work.
The bold approach evident in Chikakusei Dokukakuryuis an amalgamation of two opposites: it is simultaneously in keeping with its time and rebelling against it. In keeping with its time because the large impasto elements mark the primacy of the artist’s body over the canvas, echoing New York’s Abstract Expressionists and Paris’ Tachisme. The performance aspect pre-empts Allan Kaprow’s happenings and resembles Yves Klein’s Anthropometries in its use of the body as the paintbrush. But it also rebels against its time. Antoni Tàpies summed it up in 1992: “Is there any greater provocation, any greater proof that you are rebelling against everything, in art, than painting with your feet? […] From the outset, Shiraga is therefore proposing something we are used to thinking of as negative as a form of art” (Antoni Tàpies in Kazuo Shiraga, Paris, Galerie Stadler, 1992).
In this sense, the work does align with the tenets of the avant garde Gutaï group which Shiraga joined in 1955, a year after its creation: it was based on a rejection of all pre-existing art forms, underpinned by the interaction of spirit and matter. For Shiraga, this break with form brought spiritual elevation – in 1971, he even became a Buddhist priest. The unconscious movements reflected on the canvas embodied the free spirit being allowed to breathe. This subtle blend of tradition and modernity was behind Parisian gallery owner Rodolphe Stadler’s fascination with Shiraga from 1958 onwards. Chikakusei Dokukakuryu, which comes directly from the Stadler collection,coincided with the painter’s first exhibition outside Japan, which was held at the gallery in 1962. This marked the start of a long period of collaboration which would boost international recognition of Kazuo Shiraga’s radical genius.
“After a few minutes of reflection in front of a small altar, and having separately deposited several oil colours on the white canvas on the floor, the Japanese painter Shiraga, in bare feet, attached to a rope hanging from the ceiling, began to dance on the oily material with rapid, rhythmic and precise movements.“
ANTONIO SAURA
Sur près de deux mètres de haut, Chikakusei Dokukakuryu témoigne de la technique picturale radicale adoptée par Kazuo Shiraga à partir de 1954. Après avoir posé sa toile à plat, l’artiste japonais s’est lancé dans un corps-à-corps avec la peinture, qui prend les airs d’une danse chorégraphiée. Accroché à une corde suspendue, il balaye directement avec ses pieds les huiles colorées sur le tissu à terre. La peinture qui en résulte est instinctive, exécutée dans l’empressement, les pâtes retenues sur la toile – amples et violentes. Un éclat charnel de rouge carmin forme ainsi le centre de la composition. Autour, des pulsations noires et vertes répondent à des élans plus courts de jaune et de brun. Le reste de la toile a gardé son grain naturel, interrompu seulement par les fines éclaboussures projetées lors de l’exécution du tableau.
La démarche audacieuse qui s’exprime dans Chikakusei Dokukakuryu est la synthèse de deux antagonismes : elle est à la fois avec son époque et contre celle-ci. Avec son époque parce que les larges empâtements marquent la primauté du corps de l’artiste sur la toile, à l’image des Expressionnistes Abstraits de New York et du Tachisme de Paris. Par ses airs de performance, elle anticipe les happenings d’Allan Kaprow ; par l’usage du corps comme pinceau elle répond aux Anthropométries d’Yves Klein. Mais elle est aussi contre son époque, comme le résumera en 1992 Antoni Tàpies :« Y a-t-il plus grande provocation, plus grande preuve que l'on va à l'encontre de tout, dans le domaine de l'art, que de peindre avec les pieds ? […] D'emblée, Shiraga propose donc comme art ce que nos habitudes mentales considèrent comme négatif » (Antoni Tàpies in Kazuo Shiraga, Paris, Galerie Stadler, 1992).
Ce faisant, l’oeuvre répond toutefois aux préceptes du groupe d’avant-garde Gutaï, auquel Shiraga se joint en 1955, un an après sa création : un rejet de toute forme artistique préexistante, présidant à la réunion de l’esprit et de la matière. Car la rupture formelle s’accompagne pour le peintre d’une élévation spirituelle – il deviendra même en 1971 prêtre bouddhiste. Dans les mouvements inconscients projetés sur la toile, c’est l’esprit libre qui respire. Un mélange subtil de tradition et de modernité qui explique la fascination constante exercée par Shiraga, à partir de 1958, sur le galeriste parisien Rodolphe Stadler. Issue directement de la collection Stadler, Chikakusei Dokukakuryu coïncidera avec la première exposition du peintre hors du Japon, organisée en 1962 à la galerie. Elle marque en cela le départ d’une longue collaboration, celle qui impulsera la reconnaissance internationale du génie radical de Kazuo Shiraga.
Standing almost two metres high, Chikakusei Dokukakuryuis a clear example of the radical painting technique adopted by Kazuo Shiraga in 1954. After laying his canvas down flat, the Japanese artist launched himself into a bodily interaction with the painting, giving it the feel of a choreographed dance. Attached to a rope hung from the ceiling, he swept coloured oils directly onto the material on the floor, using his feet. The painting that emerged is instinctive, produced with immediacy. The large deposits of paint left behind on the canvas are urgent and intense. Likewise, a carnal burst of crimson red forms the centre of the composition. Around it, black and green strokes echo shorter dashes of yellow and brown. The remainder of the canvas retains its natural grain, interrupted only by the fine splatters produced in the making of the work.
The bold approach evident in Chikakusei Dokukakuryuis an amalgamation of two opposites: it is simultaneously in keeping with its time and rebelling against it. In keeping with its time because the large impasto elements mark the primacy of the artist’s body over the canvas, echoing New York’s Abstract Expressionists and Paris’ Tachisme. The performance aspect pre-empts Allan Kaprow’s happenings and resembles Yves Klein’s Anthropometries in its use of the body as the paintbrush. But it also rebels against its time. Antoni Tàpies summed it up in 1992: “Is there any greater provocation, any greater proof that you are rebelling against everything, in art, than painting with your feet? […] From the outset, Shiraga is therefore proposing something we are used to thinking of as negative as a form of art” (Antoni Tàpies in Kazuo Shiraga, Paris, Galerie Stadler, 1992).
In this sense, the work does align with the tenets of the avant garde Gutaï group which Shiraga joined in 1955, a year after its creation: it was based on a rejection of all pre-existing art forms, underpinned by the interaction of spirit and matter. For Shiraga, this break with form brought spiritual elevation – in 1971, he even became a Buddhist priest. The unconscious movements reflected on the canvas embodied the free spirit being allowed to breathe. This subtle blend of tradition and modernity was behind Parisian gallery owner Rodolphe Stadler’s fascination with Shiraga from 1958 onwards. Chikakusei Dokukakuryu, which comes directly from the Stadler collection,coincided with the painter’s first exhibition outside Japan, which was held at the gallery in 1962. This marked the start of a long period of collaboration which would boost international recognition of Kazuo Shiraga’s radical genius.