Lot Essay
« Il n’y a pas d’abstraction ni de figuration : il n’y a que de l’expression, et s’exprimer, c’est se placer en face des choses. Abstraire, cela veut dire enlever, isoler, séparer, alors que je vise au contraire à ajouter, approcher, lier. »
“There is no abstraction or figuration: there is only expression and expressing oneself, it is about placing oneself in front of things. To abstract means to take away, to isolate, to separate whilst I try to do the contrary, to add, to approach, to link.“
JEAN PAUL RIOPELLE
Jean Paul Riopelle est une figure à part sur la scène artistique d’après-guerre. En 1954, lorsqu’il peint Sans titre, le peintre a trente-et-un ans et sa notoriété est déjà établie parmi ses pairs. Il a délaissé l’automatisme de ses premières années pour une peinture plus construite, révélant une maturité nouvelle. Celui qu’André Breton avait surnommé le « trappeur supérieur », et qui avait quitté son Canada natal à la fin des années 1940 pour s’installer en France et partager quelque temps le chemin des Surréalistes, s’installe cette année-là dans un nouvel atelier à Vanves, qui lui offre davantage d’espace pour créer plus librement et explorer plus avant sa propre voie artistique. Parallèlement, sa nouvelle collaboration avec le marchand Pierre Matisse à New York (entre les mains duquel Sans titre est d’abord passé) lui ouvre les portes des collections américaines et lui permet de se confronter avec la jeune scène artistique de l’époque, formée entre autres par Kline, Gorky, Pollock ou Motherwell. “Les jeunes américains vont sans doute être après votre peau” lui écrit d’ailleurs Matisse dans une lettre datée du 7 janvier 1954.
Sans titre est emblématique de cette plénitude artistique. Réalisée à la spatule, l’oeuvre révèle une texture dense, avec une masse tourbillonnante de marques s’opposant et se contrebalançant de façon spectaculaire pour s’assembler et former une surface matérielle épaisse, presque vivante. Immédiatement reconnaissable à ses taches de couleur morcelées qui s’unissent dans un tout organique, rythmique et dynamique, la surface du tableau vibrionne et invite le regard à virevolter au-dessus d’elle. L’oeil jongle ainsi sur ce kaléidoscope de couleurs, passant du jaune d’or au rouge vif, glissant des verts émeraude jusqu’aux bleus profonds, tandis que des blancs crémeux viennent trancher avec des tonalités plus sombres. Partout, ont été projetées des giclées blanches et jaunes qui scandent et animent la surface de parts en parts.
Propre aux oeuvres réalisées par l’artiste au début des années 1950, ces drippings ont souvent été comparés à ceux des tableaux de Jackson Pollock. Si les techniques des deux peintres semblent en effet se rejoindre, l’un et l’autre poursuivent pour autant des ambitions différentes. Là où l’action painting de l’Américain valorise autant le processus de création que le résultat final, la technique du Canadien est bien plus calculée et réfléchie, ce que l’artiste a souligné en écrivant dans une lettre à Pierre Matisse le 25 janvier 1954, « Je ne connaissais pas Jackson Pollock en personne. C’est dommage parce que je pense qu’il est très intelligent et sincère. J’ai vu l’une de ses oeuvres pour la première fois à Paris en 1951, une toile que l’un de ses amis proches avait rapportée et avec qui j’avais eu une longue conversation qui confirma ce qui, à mon avis, est la grande différence de conception entre les deux méthodes d’exploration. Loin de partager une même cause, nous sommes en totale opposition ».
Empreinte de poésie et d’un rapport intime à la nature – probablement une réminiscence de ses jeunes années outre-Atlantique, que la gamme chromatique de Sans titre révèle une fois encore – l’oeuvre de Jean Paul Riopelle envisage l’abstraction dans le rapport qu’elle entretient avec le réel. « Je prends ma distance par rapport au réel. Quelle distance ? La bonne. » aimait malicieusement rappeler l’artiste. Car au fond, toute son oeuvre envisage la nature comme une finalité à atteindre plutôt que comme une source d’inspiration à proprement parler : « Abstrait : abstraction, tirer de, faire venir de… Ma démarche est inverse. Je ne tire pas de la nature, je vais vers la nature ».
Jean Paul Riopelle stood out from the post-war art scene. In 1954, when he painted Sans titre (Untitled), he was 31 years old and had already garnered a reputation among his peers. He abandoned the automatism of his early paintings for a more constructed approach, attaining a new artistic maturity. The man who André Breton had baptised the “trappeur supérieur” (superior trapper) had left his native Canada in the late 1940s to settle in France and to spend some time following the Surrealists. He set up a new workshop in Vanves, which was to offer him more creative freedom and space and forge his own artistic pathway. At the same time, his new collaboration with art dealer Pierre Matisse in New York (through whose hands Sans titre first passed) opened the doors to American collections and allowed him to connect with the young art scene of the time and people such as Kline, Gorky, Pollock and Motherwell. “The young Americans will definitely want to skin you alive”, Matisse wrote to him in a letter dated 7 January 1954.
Sans titre symbolised this artistic blossoming. This work was facetted by a spatula creating a dense texture with a swirling mass of strokes that fought with and counterbalanced each other spectacularly to come together and create a thick material surface of almost lifelike quality. The surface of the canvas, immediately recognisable from its scattered daubs of colour that come together in an organic, rhythmical and dynamic whole, buzzes with life and invites the gaze to spiral above it. The eye can now juggle with this kaleidoscope of colours, moving from golden yellow to vivid red, sliding from emerald greens to the deepest blues, while creamy whites contrast sharply with darker tones. Everywhere has been splattered with drips of white and yellow that punctuate and brighten the surface from one side of the canvas to the other.
These drips, which were common to the works created by the artist at the beginning of the 1950s, have often been compared to the technique used by Jackson Pollock in his works. Yet while the techniques of both painters would indeed seem to be similar, they were each following different artistic paths. While the American’s ‘action painting’ focused as much on the creative process as on the final result, the Canadian’s technique was much more calculated and thought through. Indeed, in a letter to Pierre Matisse on 25 January 1954, the artist said “I didn’t know Jackson Pollock personally. It’s a shame because I believe he is very intelligent and sincere. I saw one of his works for the first time in Paris in 1951, a canvas brought over by a close friend of his with whom I had a lengthy conversation that confirmed what I feel is the ultimate difference in conception between the two methods of exploration. Far from sharing a common cause, we are directly opposed.”
Jean Paul Riopelle’s oeuvre is imbued with lyricism and an intimate relationship with nature, no doubt reminiscent of his early years on the other side of the Atlantic as can again be seen in the chromatic range of Sans titre, and entertains abstraction only insofar as it maintains a relationship with reality. “I put myself at a distance from reality. What distance? The right distance.” Riopelle would mischievously reply. Essentially, his entire oeuvre sees nature as an ultimate goal rather than as a genuine source of inspiration: “Abstract: abstraction, taken from, bring out from… My approach is the opposite. I don’t take from Nature, I go towards Nature”.
“There is no abstraction or figuration: there is only expression and expressing oneself, it is about placing oneself in front of things. To abstract means to take away, to isolate, to separate whilst I try to do the contrary, to add, to approach, to link.“
JEAN PAUL RIOPELLE
Jean Paul Riopelle est une figure à part sur la scène artistique d’après-guerre. En 1954, lorsqu’il peint Sans titre, le peintre a trente-et-un ans et sa notoriété est déjà établie parmi ses pairs. Il a délaissé l’automatisme de ses premières années pour une peinture plus construite, révélant une maturité nouvelle. Celui qu’André Breton avait surnommé le « trappeur supérieur », et qui avait quitté son Canada natal à la fin des années 1940 pour s’installer en France et partager quelque temps le chemin des Surréalistes, s’installe cette année-là dans un nouvel atelier à Vanves, qui lui offre davantage d’espace pour créer plus librement et explorer plus avant sa propre voie artistique. Parallèlement, sa nouvelle collaboration avec le marchand Pierre Matisse à New York (entre les mains duquel Sans titre est d’abord passé) lui ouvre les portes des collections américaines et lui permet de se confronter avec la jeune scène artistique de l’époque, formée entre autres par Kline, Gorky, Pollock ou Motherwell. “Les jeunes américains vont sans doute être après votre peau” lui écrit d’ailleurs Matisse dans une lettre datée du 7 janvier 1954.
Sans titre est emblématique de cette plénitude artistique. Réalisée à la spatule, l’oeuvre révèle une texture dense, avec une masse tourbillonnante de marques s’opposant et se contrebalançant de façon spectaculaire pour s’assembler et former une surface matérielle épaisse, presque vivante. Immédiatement reconnaissable à ses taches de couleur morcelées qui s’unissent dans un tout organique, rythmique et dynamique, la surface du tableau vibrionne et invite le regard à virevolter au-dessus d’elle. L’oeil jongle ainsi sur ce kaléidoscope de couleurs, passant du jaune d’or au rouge vif, glissant des verts émeraude jusqu’aux bleus profonds, tandis que des blancs crémeux viennent trancher avec des tonalités plus sombres. Partout, ont été projetées des giclées blanches et jaunes qui scandent et animent la surface de parts en parts.
Propre aux oeuvres réalisées par l’artiste au début des années 1950, ces drippings ont souvent été comparés à ceux des tableaux de Jackson Pollock. Si les techniques des deux peintres semblent en effet se rejoindre, l’un et l’autre poursuivent pour autant des ambitions différentes. Là où l’action painting de l’Américain valorise autant le processus de création que le résultat final, la technique du Canadien est bien plus calculée et réfléchie, ce que l’artiste a souligné en écrivant dans une lettre à Pierre Matisse le 25 janvier 1954, « Je ne connaissais pas Jackson Pollock en personne. C’est dommage parce que je pense qu’il est très intelligent et sincère. J’ai vu l’une de ses oeuvres pour la première fois à Paris en 1951, une toile que l’un de ses amis proches avait rapportée et avec qui j’avais eu une longue conversation qui confirma ce qui, à mon avis, est la grande différence de conception entre les deux méthodes d’exploration. Loin de partager une même cause, nous sommes en totale opposition ».
Empreinte de poésie et d’un rapport intime à la nature – probablement une réminiscence de ses jeunes années outre-Atlantique, que la gamme chromatique de Sans titre révèle une fois encore – l’oeuvre de Jean Paul Riopelle envisage l’abstraction dans le rapport qu’elle entretient avec le réel. « Je prends ma distance par rapport au réel. Quelle distance ? La bonne. » aimait malicieusement rappeler l’artiste. Car au fond, toute son oeuvre envisage la nature comme une finalité à atteindre plutôt que comme une source d’inspiration à proprement parler : « Abstrait : abstraction, tirer de, faire venir de… Ma démarche est inverse. Je ne tire pas de la nature, je vais vers la nature ».
Jean Paul Riopelle stood out from the post-war art scene. In 1954, when he painted Sans titre (Untitled), he was 31 years old and had already garnered a reputation among his peers. He abandoned the automatism of his early paintings for a more constructed approach, attaining a new artistic maturity. The man who André Breton had baptised the “trappeur supérieur” (superior trapper) had left his native Canada in the late 1940s to settle in France and to spend some time following the Surrealists. He set up a new workshop in Vanves, which was to offer him more creative freedom and space and forge his own artistic pathway. At the same time, his new collaboration with art dealer Pierre Matisse in New York (through whose hands Sans titre first passed) opened the doors to American collections and allowed him to connect with the young art scene of the time and people such as Kline, Gorky, Pollock and Motherwell. “The young Americans will definitely want to skin you alive”, Matisse wrote to him in a letter dated 7 January 1954.
Sans titre symbolised this artistic blossoming. This work was facetted by a spatula creating a dense texture with a swirling mass of strokes that fought with and counterbalanced each other spectacularly to come together and create a thick material surface of almost lifelike quality. The surface of the canvas, immediately recognisable from its scattered daubs of colour that come together in an organic, rhythmical and dynamic whole, buzzes with life and invites the gaze to spiral above it. The eye can now juggle with this kaleidoscope of colours, moving from golden yellow to vivid red, sliding from emerald greens to the deepest blues, while creamy whites contrast sharply with darker tones. Everywhere has been splattered with drips of white and yellow that punctuate and brighten the surface from one side of the canvas to the other.
These drips, which were common to the works created by the artist at the beginning of the 1950s, have often been compared to the technique used by Jackson Pollock in his works. Yet while the techniques of both painters would indeed seem to be similar, they were each following different artistic paths. While the American’s ‘action painting’ focused as much on the creative process as on the final result, the Canadian’s technique was much more calculated and thought through. Indeed, in a letter to Pierre Matisse on 25 January 1954, the artist said “I didn’t know Jackson Pollock personally. It’s a shame because I believe he is very intelligent and sincere. I saw one of his works for the first time in Paris in 1951, a canvas brought over by a close friend of his with whom I had a lengthy conversation that confirmed what I feel is the ultimate difference in conception between the two methods of exploration. Far from sharing a common cause, we are directly opposed.”
Jean Paul Riopelle’s oeuvre is imbued with lyricism and an intimate relationship with nature, no doubt reminiscent of his early years on the other side of the Atlantic as can again be seen in the chromatic range of Sans titre, and entertains abstraction only insofar as it maintains a relationship with reality. “I put myself at a distance from reality. What distance? The right distance.” Riopelle would mischievously reply. Essentially, his entire oeuvre sees nature as an ultimate goal rather than as a genuine source of inspiration: “Abstract: abstraction, taken from, bring out from… My approach is the opposite. I don’t take from Nature, I go towards Nature”.