Lot Essay
« Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre. »
“Black has a hidden potential which I, aware of what I do not know, am eager to discover.“
PIERRE SOULAGES
C’est un jour d’avril 1979 qu’eut lieu la révélation qui allait à jamais transformer l’oeuvre de Pierre Soulages. Dans son atelier de Sète, l’artiste est en train de peindre, ou plutôt de rater une toile : la couleur noire a envahi tout l’espace, il n’y a plus d’arrière ni de premier plan, tout s’efface dans un magma qui ne dit pas encore son nom. « J’étais malheureux, et comme je trouvais que c’était pur masochisme que de continuer si longuement, je suis allé dormir », se souvient le peintre (entretien avec H.-U. Obrist in Soulages, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, etc., p. 123). L’événement a effectivement de quoi bousculer l’artiste qui, jusqu’à présent, utilisait le noir dans sa puissance d’expression en opposition avec les autres couleurs : le blanc de la toile laissée en réserve, ou bien les rouges, les bleus ou les ocres sur lesquels viennent souvent s’appuyer ses compositions. Cette fois-ci pourtant, le noir était partout.
La frontière fut franchie le lendemain. « J’ai vu que ce n’était plus le noir qui faisait vivre la toile mais le reflet de la lumière sur les surfaces noires. Sur les zones striées la lumière vibrait, et sur les zones plates tout était calme. Un nouvel espace : celui de la peinture n’est plus sur le mur, comme dans la tradition picturale byzantine, il n’est pas non plus derrière le mur, comme dans les tableaux perspectifs, il est désormais devant la toile, physiquement. La lumière vient du tableau vers moi, je suis dans le tableau » (entretien avec H.-U. Obrist, ibid.). Ce nouveau territoire s’appellerait l’outrenoir.
Comme on dit outre-Manche ou outre-Rhin, l’outrenoir invite celui qui s’y aventure à passer en pays étranger. Et dans cet ailleurs, découvrir comment le noir, en saturant la surface de la toile jusqu’à l’excès, engendre une réalité autre, un champ mental nouveau. Car dans ce noir au-delà du noir, ce sont les différences de textures qui font naître les infinies possibilités de cette couleur semblable à aucune autre. Au gré des stries, des sillons et des crêtes, des aplats fibreux ou lisses, captant ou absorbant la lumière, le noir devient tantôt anthracite, tantôt pétrole, et parfois presque blanc. Et puisque la lumière s’y projette toujours différemment en fonction de la position d’où on l’observe, l’outrenoir se renouvelle à chaque instant, laissant le regardeur faire l’expérience de sa radicale solitude face à l’oeuvre contemplée.
Exemple emblématique de la maturité stylistique à laquelle aboutit l’artiste dans les années 2000, Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009 est le tableau choisi pour clôturer la grande rétrospective consacrée à l’artiste par le Centre Pompidou- Musée national d’art moderne en 2009-2010. Sur la large surface scindée en trois temps verticaux, l’oeil vogue sur la continuité des traits horizontaux qui mates d’abord, deviennent brillants avant de redevenir mates. Les polyptiques offrent en effet à l’artiste la possibilité de combiner les techniques par des jeux de ruptures et de conversations entre les différentes parties qui composent une même oeuvre. « Exemple remarquable, le triptyque horizontal Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009, dont le panneau central, qui présente une surface noir réfléchissant entièrement creusée de profonds sillons transversaux, mais irréguliers et inégalement horizontaux, est flanqué de chaque côté d’un panneau noir mat encadrant la mobilité du noir brillant caractéristique de l’outrenoir engendre une impression de décalage où s’intensifie la tension entre luminosités statique et dynamique » (P. Encrevé, Soulages – L’oeuvre complet, peinture, Vol. IV 1997-2013, Paris, 2015, p. 216).
Comme toujours, ni titre narratif, ni lecture imposée. « J’ai toujours souhaité que mes toiles aient un statut d’objet ou plutôt de chose. C’est pourquoi le titre se limite à leur matérialité » (entretien avec H.-U. Obrist, ibid.). Seulement les dimensions et la date de réalisation : l’artiste est fidèle en cela à son précepte, énoncé très tôt, dès les années 1940, et répété depuis comme un mantra : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées...) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête ». L’outrenoir s’affirme comme la dernière étape de cette aventure de reconstruction permanente du sens et Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009 se révèle l’un de ses plus spectaculaires avatars.
Le noir, je l’ai toujours aimé [...]. Il est toujours resté la base de ma palette. Il est l’absence de couleur la plus intense, la plus violente, qui confère une présence intense et violente aux couleurs, même au blanc, comme un arbre rend bleu le ciel. »
“Black, I’ve always loved […]. It has always been the foundation of my palette. It is the absence of color the most intense, the most violent, which gives an intense and violent presence in the colors, even white, as a tree makes the sky blue.“
PIERRE SOULAGES
On an April day in 1979, Pierre Soulages had a revelation that would forever transform his work. The artist was in his studio in Sète (southern France) working on – or rather messing up – a painting swallowed up by black, with no more foreground or background, the lot engulfed in a still-meaningless muddle. “I was unhappy, and since carrying on for so long seemed pure masochism to me, I went to bed” he recalled in an interview with Hans-Ulrich Obrist in the exhibition catalogue Soulages published by the Centre Pompidou (p. 123). It was indeed enough to put off a painter who had until then used black for its power of expression in contrast with other colours, setting the spare white of the canvas aside or brushing over the backdrop of reds, blues and ochres. This time, however, there was nothing but darkness.
The next day he saw the light. “I saw that it was no longer black that gave meaning to the painting but the reflection of light on dark surfaces. Where it was layered the light danced, and where it was flat it lay still. A new space had come into being: the painting was no longer on the wall (as in Byzantine Art) or behind the wall (as in perspectival art) but physically in front of the canvas. The light was coming from the painting towards me, I was in the painting.” He eventually named this new space outrenoir (“overblack”).
Like crossing an ocean or a river into a foreign land, to venture into outrenoir is to go beyond black. And discover how in that elsewhere black oversaturates the surface of the canvas to give rise to another reality, a new mental field. For in this black beyond black, differences in texture bring about the infinite possibilities of a colour unlike any other. Across its layers, grooves and ridges, fibrous or smooth flats, as it harnesses or absorbs the light, black flits between anthracite and oil and sometimes even turns almost white. And since the light always falls differently on it depending on where one stands, outrenoir is in constant flux, leaving the viewers to experience their radical solitude in front of the work being contemplated.
A typical example of the stylistic excellence reached by Soulages in the 2000s is Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009, the painting chosen to end off the large retrospective held in his honour by the Centre Pompidou/Musée National d’Art Moderne in 2009-2010. The eye wanders over continuous horizontal lines making their way across a surface divided into three vertical time panels and fluctuating between dull and brilliant. Polyptychs offer the painter a way of combining various techniques by breaking up and connecting the various parts of a single work. As art historian Pierre Encrevé notes in his catalogue of Soulages’ work, “A remarkable example is the horizontal triptych Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009, whose centre panel, with its black reflective surface lined with deep horizontal grooves, irregular and unequal in length, is flanked on either side by dull dark panels holding back the motion of the brilliant black so characteristic of outrenoir, which produces a sense of disconnect in which the tension between the static and dynamic light is heightened” (Soulages – L’oeuvre complet, peinture, Vol. IV 1997-2013, Paris, 2015, p. 216).
The titles of Soulages’ works are neither narrative nor interpretive. “I’ve always wanted my paintings to be seen as objects or even things. That’s why their titles are limited to their factuality” (interview with H.U. Obrist, ibid.). Limited to their dimensions and date of completion, whereby the artist is true to his axiom, set out early in his career in the 1940s and oft-repeated since like a mantra, that “A painting is an arranged whole, a set of connections between forms such as lines and coloured surfaces on which the meanings we give it take shape and come apart”. Outrenoir is the last stage in this quest to permanently reconstruct meaning and Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009 is one of its most spectacular expressions.
“Black has a hidden potential which I, aware of what I do not know, am eager to discover.“
PIERRE SOULAGES
C’est un jour d’avril 1979 qu’eut lieu la révélation qui allait à jamais transformer l’oeuvre de Pierre Soulages. Dans son atelier de Sète, l’artiste est en train de peindre, ou plutôt de rater une toile : la couleur noire a envahi tout l’espace, il n’y a plus d’arrière ni de premier plan, tout s’efface dans un magma qui ne dit pas encore son nom. « J’étais malheureux, et comme je trouvais que c’était pur masochisme que de continuer si longuement, je suis allé dormir », se souvient le peintre (entretien avec H.-U. Obrist in Soulages, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, etc., p. 123). L’événement a effectivement de quoi bousculer l’artiste qui, jusqu’à présent, utilisait le noir dans sa puissance d’expression en opposition avec les autres couleurs : le blanc de la toile laissée en réserve, ou bien les rouges, les bleus ou les ocres sur lesquels viennent souvent s’appuyer ses compositions. Cette fois-ci pourtant, le noir était partout.
La frontière fut franchie le lendemain. « J’ai vu que ce n’était plus le noir qui faisait vivre la toile mais le reflet de la lumière sur les surfaces noires. Sur les zones striées la lumière vibrait, et sur les zones plates tout était calme. Un nouvel espace : celui de la peinture n’est plus sur le mur, comme dans la tradition picturale byzantine, il n’est pas non plus derrière le mur, comme dans les tableaux perspectifs, il est désormais devant la toile, physiquement. La lumière vient du tableau vers moi, je suis dans le tableau » (entretien avec H.-U. Obrist, ibid.). Ce nouveau territoire s’appellerait l’outrenoir.
Comme on dit outre-Manche ou outre-Rhin, l’outrenoir invite celui qui s’y aventure à passer en pays étranger. Et dans cet ailleurs, découvrir comment le noir, en saturant la surface de la toile jusqu’à l’excès, engendre une réalité autre, un champ mental nouveau. Car dans ce noir au-delà du noir, ce sont les différences de textures qui font naître les infinies possibilités de cette couleur semblable à aucune autre. Au gré des stries, des sillons et des crêtes, des aplats fibreux ou lisses, captant ou absorbant la lumière, le noir devient tantôt anthracite, tantôt pétrole, et parfois presque blanc. Et puisque la lumière s’y projette toujours différemment en fonction de la position d’où on l’observe, l’outrenoir se renouvelle à chaque instant, laissant le regardeur faire l’expérience de sa radicale solitude face à l’oeuvre contemplée.
Exemple emblématique de la maturité stylistique à laquelle aboutit l’artiste dans les années 2000, Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009 est le tableau choisi pour clôturer la grande rétrospective consacrée à l’artiste par le Centre Pompidou- Musée national d’art moderne en 2009-2010. Sur la large surface scindée en trois temps verticaux, l’oeil vogue sur la continuité des traits horizontaux qui mates d’abord, deviennent brillants avant de redevenir mates. Les polyptiques offrent en effet à l’artiste la possibilité de combiner les techniques par des jeux de ruptures et de conversations entre les différentes parties qui composent une même oeuvre. « Exemple remarquable, le triptyque horizontal Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009, dont le panneau central, qui présente une surface noir réfléchissant entièrement creusée de profonds sillons transversaux, mais irréguliers et inégalement horizontaux, est flanqué de chaque côté d’un panneau noir mat encadrant la mobilité du noir brillant caractéristique de l’outrenoir engendre une impression de décalage où s’intensifie la tension entre luminosités statique et dynamique » (P. Encrevé, Soulages – L’oeuvre complet, peinture, Vol. IV 1997-2013, Paris, 2015, p. 216).
Comme toujours, ni titre narratif, ni lecture imposée. « J’ai toujours souhaité que mes toiles aient un statut d’objet ou plutôt de chose. C’est pourquoi le titre se limite à leur matérialité » (entretien avec H.-U. Obrist, ibid.). Seulement les dimensions et la date de réalisation : l’artiste est fidèle en cela à son précepte, énoncé très tôt, dès les années 1940, et répété depuis comme un mantra : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées...) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête ». L’outrenoir s’affirme comme la dernière étape de cette aventure de reconstruction permanente du sens et Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009 se révèle l’un de ses plus spectaculaires avatars.
Le noir, je l’ai toujours aimé [...]. Il est toujours resté la base de ma palette. Il est l’absence de couleur la plus intense, la plus violente, qui confère une présence intense et violente aux couleurs, même au blanc, comme un arbre rend bleu le ciel. »
“Black, I’ve always loved […]. It has always been the foundation of my palette. It is the absence of color the most intense, the most violent, which gives an intense and violent presence in the colors, even white, as a tree makes the sky blue.“
PIERRE SOULAGES
On an April day in 1979, Pierre Soulages had a revelation that would forever transform his work. The artist was in his studio in Sète (southern France) working on – or rather messing up – a painting swallowed up by black, with no more foreground or background, the lot engulfed in a still-meaningless muddle. “I was unhappy, and since carrying on for so long seemed pure masochism to me, I went to bed” he recalled in an interview with Hans-Ulrich Obrist in the exhibition catalogue Soulages published by the Centre Pompidou (p. 123). It was indeed enough to put off a painter who had until then used black for its power of expression in contrast with other colours, setting the spare white of the canvas aside or brushing over the backdrop of reds, blues and ochres. This time, however, there was nothing but darkness.
The next day he saw the light. “I saw that it was no longer black that gave meaning to the painting but the reflection of light on dark surfaces. Where it was layered the light danced, and where it was flat it lay still. A new space had come into being: the painting was no longer on the wall (as in Byzantine Art) or behind the wall (as in perspectival art) but physically in front of the canvas. The light was coming from the painting towards me, I was in the painting.” He eventually named this new space outrenoir (“overblack”).
Like crossing an ocean or a river into a foreign land, to venture into outrenoir is to go beyond black. And discover how in that elsewhere black oversaturates the surface of the canvas to give rise to another reality, a new mental field. For in this black beyond black, differences in texture bring about the infinite possibilities of a colour unlike any other. Across its layers, grooves and ridges, fibrous or smooth flats, as it harnesses or absorbs the light, black flits between anthracite and oil and sometimes even turns almost white. And since the light always falls differently on it depending on where one stands, outrenoir is in constant flux, leaving the viewers to experience their radical solitude in front of the work being contemplated.
A typical example of the stylistic excellence reached by Soulages in the 2000s is Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009, the painting chosen to end off the large retrospective held in his honour by the Centre Pompidou/Musée National d’Art Moderne in 2009-2010. The eye wanders over continuous horizontal lines making their way across a surface divided into three vertical time panels and fluctuating between dull and brilliant. Polyptychs offer the painter a way of combining various techniques by breaking up and connecting the various parts of a single work. As art historian Pierre Encrevé notes in his catalogue of Soulages’ work, “A remarkable example is the horizontal triptych Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009, whose centre panel, with its black reflective surface lined with deep horizontal grooves, irregular and unequal in length, is flanked on either side by dull dark panels holding back the motion of the brilliant black so characteristic of outrenoir, which produces a sense of disconnect in which the tension between the static and dynamic light is heightened” (Soulages – L’oeuvre complet, peinture, Vol. IV 1997-2013, Paris, 2015, p. 216).
The titles of Soulages’ works are neither narrative nor interpretive. “I’ve always wanted my paintings to be seen as objects or even things. That’s why their titles are limited to their factuality” (interview with H.U. Obrist, ibid.). Limited to their dimensions and date of completion, whereby the artist is true to his axiom, set out early in his career in the 1940s and oft-repeated since like a mantra, that “A painting is an arranged whole, a set of connections between forms such as lines and coloured surfaces on which the meanings we give it take shape and come apart”. Outrenoir is the last stage in this quest to permanently reconstruct meaning and Peinture 227 x 306 cm, 2 mars 2009 is one of its most spectacular expressions.