Lot Essay
« La manière de peindre de Dubuffet dans les années 1940 fusionne deux immensités : des empâtements en couches, en tas, en granulés, et des dessins enfantins fréquemment marqués dans la peinture. La matière et le trait s'entrechoquent - la peinture poussant vers l'extérieur, le trait creusant vers l'intérieur - pour créer une surface qui n'est pas tant posée à plat que dynamiquement aplatie : écrasée et impactée par des forces opposées. »
Peter Schjeldahl
Une figure contorsionnée sur la toile jette un regard terrifiant vers le spectateur, ses deux mains levées tel un coupable prêt à se rendre. Le titre, Le chien mangeur de cheveux, dévoie l’attention vers la droite, où siège une figure animale dressée sur ses pattes arrière. Le dessin, exécuté au trait noir épais, construit ici une vision stéréotypée du réel, plutôt qu’une quelconque représentation de celui-ci : une figure humaine et un chien, que l’on reconnaît par le seul truchement des associations de l’esprit, participent à une scène absurde, comique. Les couleurs criardes éloignent d’autant plus la composition de la figuration classique. Le champ chromatique est restreint, la matière dense est saturée par les trois teintes vives du vert, bleu et rouge, réhaussée sur les bords par des aplats de jaune moiré. La perspective n’est plus, les protagonistes du tableau ont été « aplatis au fer à repasser » (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, 1967, p. 74)
Tout dans cette œuvre témoigne de la libération décisive des travaux de Jean Dubuffet, au cours de l’année 1943. Négociant en vin, il a alors plus de quarante ans et a renoncé à « faire carrière d’artiste » (in J. Dubuffet, Bâtons rompus, Paris, Les éditions de minuit, 1986). S’il est passé dans sa jeunesse par les Beaux-Arts du Havre et l’académie Jullian à Paris, cela fait maintenant vingt ans qu’il navigue dans le commerce. Il peint sporadiquement, sans jamais y trouver satisfaction, ne parvenant pas à se défaire d’un réalisme excessif et de l’ombre omnipotente de l’art logeant sur les cimaises des musées. En 1942 pourtant, alors que son commerce prospère, il se résout à prendre un atelier. C’est là qu’il va parvenir enfin à dénouer le nœud gordien, par une expression visuelle profondément originale qui va puiser directement dans la sève de l’enfance. Dubuffet s’intéresse déjà en ce temps à un art qu’il appellera en 1945 « brut », c’est-à-dire à une création née hors des cercles de la légitimation culturelle, exempte de mimétisme, et qui manifeste dans sa spontanéité une indifférence totale au beau. Sa passion grandissante pour les œuvres de la folie humaine, qui se matérialise bientôt par la création de la Compagnie de l’art brut, avec André Breton, Michel Tapié ou Jean Paulhan, n’est pas indifférente à l’éclosion de sa propre pratique artistique en 1943. « C’est seulement (…) quand il m’est advenu d’éprouver sur moi-même les effets qu’il était possible d’obtenir à la faveur d’ouvrages procédant de cette totale renonciation (à toute ordre esthétique) que j’ai pris conscience de l’inanité des préoccupations esthétiques et des possibilités de la voie dans laquelle je me trouvais dès lors engagé » (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, ibid, p. 471).
À partir de ses Garde du corps en janvier 1943, Dubuffet se débarrasse du modèle vivant pour ne peindre plus que ses figurations mentales. Le trait de ces premières œuvres, comme Le chien mangeur de cheveux qu’il achève quelques mois plus tard, se fait enfantin, presque naïf, parce que la pensée se fait provocante. « À vision hérétique, moyens d’expression subversifs », écrit Max Loreau, et Dubuffet a justement décidé de désapprendre l’art « culturel », ses codes, de se placer par son geste au plus près d’un art brut. Mais l’outrage d’une telle approche conduit à un succès fulgurant, et il se trouve bientôt digéré par l’institution culturelle. Cette même année 1943, Dubuffet reçoit par l’entremise de son ami Georges Limbour la visite de Paulhan, subjugué. Il va l’introduire à tout ce que Paris compte, et notamment au marchand René Drouin qui l’expose l’année d’après. Dubuffet séduit autant qu’il offusque, l’intelligentsia se presse à sa porte, il dédiera bientôt un jour hebdomadaire exclusivement aux visites. Peu après, en 1947, c’est Pierre Matisse qui l’expose à New York. Si le succès est au rendez-vous pour cet artiste anti-culturel, c’est sans doute, comme l’écrit Max Loreau, parce que dans ces premiers essais, il « a renoué avec les rêveries et les activités de l’enfance : mobiles, fourmillées, indisciplinées, fourmillantes », et dont nous sommes tous tributaires. Dubuffet donne pour la première fois au spectateur l’accès à un champ mental inexploré, comme dans Le chien mangeur de cheveux, où « la matière nous replonge donc dans les égarements – oubliés – du regard » (in M. Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, Fascicule I : Marionnettes de la ville et de la campagne, Paris, 1993). C’est là le début d’une inventivité mature, qui marque sans conteste l’art de la seconde moitié du XXème siècle.
"Dubuffet's way of painting in the 1940s merges two immediacies: layered, heaped, granulated impasto, and childlike drawing frequently scored into the paint. Material and line collid — the paint pushing outward, the line digging inward — to create a surface not so much laid on flat as dynamically flattened: smashed and impacted between opposing forces."
Peter Schjeldahl
A contorted figure on the canvas casts a terrifying glance toward the viewer, its two hands raised like a guilty person preparing to surrender. The title, Le chien mangeur de cheveux ("The hair-eating dog") draws the eye to the right, where where an animal figure stands its hind legs. The drawing here, done in thick black lines, builds a stereotyped vision of the real, rather than some representation of it: a human figure and a dog, recognisable only through the mechanical associations of the mind, are players in an absurd, comical scene. The flamboyant colours further distance the composition from classic figuration. The chromatic field is limited, the dense matter saturated by the three bright colours of green, blue and red, heightened along the edges by blocks of shimmery yellow. There is no longer any perspective: the protagonists have been "flattened with an iron" (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, 1967, p. 74)
Everything in this work attests to the decisive liberation of Jean Dubuffet's output in 1943. A wine merchant over the age of 40, he had given up on "having a career as an artist" (in J. Dubuffet, Bâtons rompus, Paris, Les éditions de minuit, 1986). Although in his youth he went to the Ecole des Beaux-Arts in Le Havre and the Jullian Academy in Paris, he had been navigating the world of commerce for 20 years. He painted sporadically, never finding any satisfaction in it, and could never manage to break free of an excessive realism and the omnipotent shadow cast by the art that hung in the galleries of museums. But in 1942, as his business was thriving, he resolved to get a studio. That was when he would finally succeed in untying the Gordian knot with a profoundly original visual expression rooted in his childhood. At the time, Dubuffet was already interested in what he would, in 1945, dub "Art Brut", meaning a creation born outside the circles of cultural legitimation, free of imitation, and whose spontaneity manifests a total indifference to beauty. His growing passion for the works of human folly, which would translate into the creation of the Compagnie de l’art brut, with André Breton, Michel Tapié and Jean Paulhan, was not unrelated to the blossoming of his own artistic career in 1943. "It was just (…) when it came to pass that I felt in myself the effects that it was possible to obtain thanks to works generated through this total renunciation (of any aesthetic order) that I became aware of the inanity of aesthetic preoccupations and the possibilities of the path along which I now found myself" (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, ibid, p. 471).
Starting from his Garde du corps in January 1943, Dubuffet rid himself of living models to paint only his mental representations. The lines of these first works, such as Le chien mangeur de cheveux which he completed a few months later, were childish, almost naive, because the thought was provocative. "A heretical vision, subversive means of expression," wrote Max Loreau, and Dubuffet had indeed decided to unlearn "cultural" art and its codes and to position himself, through his actions, at the heart of Art Brut. But the outrage of such an approach led to blazing success and he was soon accepted by the cultural establishment. Also in 1943, through an introduction by his friend Georges Limbour, Dubuffet had a visit from Paulhan, who was enthralled. He would introduce him to everyone in Paris that mattered, especially the merchant René Drouin who would show him the next year. Dubuffet charmed as much as he offended and the intelligentsia flocked to him. Soon he would devote one day a week to visitors. Not long after, in 1947, Pierre Matisse displayed his work in New York. If success was in the cards for this anti-cultural artist, it was undoubtedly, as Max Loreau wrote, because in these first attempts he "reconnected with the daydreams and activities of childhood: mobile, swarming, undisciplined, teeming" in which we all partook. For the first time, Dubuffet gave the viewer access to an unexplored mental realm, as in Le chien mangeur de cheveux, where "the matter re-immerses us in the – forgotten – wanderings of the gaze" (in M. Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, Fascicule I: Marionnettes de la ville et de la campagne, Paris, 1993). It marked the beginning of a mature inventiveness and the irrefutable start of the second half of the 20th century.
Peter Schjeldahl
Une figure contorsionnée sur la toile jette un regard terrifiant vers le spectateur, ses deux mains levées tel un coupable prêt à se rendre. Le titre, Le chien mangeur de cheveux, dévoie l’attention vers la droite, où siège une figure animale dressée sur ses pattes arrière. Le dessin, exécuté au trait noir épais, construit ici une vision stéréotypée du réel, plutôt qu’une quelconque représentation de celui-ci : une figure humaine et un chien, que l’on reconnaît par le seul truchement des associations de l’esprit, participent à une scène absurde, comique. Les couleurs criardes éloignent d’autant plus la composition de la figuration classique. Le champ chromatique est restreint, la matière dense est saturée par les trois teintes vives du vert, bleu et rouge, réhaussée sur les bords par des aplats de jaune moiré. La perspective n’est plus, les protagonistes du tableau ont été « aplatis au fer à repasser » (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, 1967, p. 74)
Tout dans cette œuvre témoigne de la libération décisive des travaux de Jean Dubuffet, au cours de l’année 1943. Négociant en vin, il a alors plus de quarante ans et a renoncé à « faire carrière d’artiste » (in J. Dubuffet, Bâtons rompus, Paris, Les éditions de minuit, 1986). S’il est passé dans sa jeunesse par les Beaux-Arts du Havre et l’académie Jullian à Paris, cela fait maintenant vingt ans qu’il navigue dans le commerce. Il peint sporadiquement, sans jamais y trouver satisfaction, ne parvenant pas à se défaire d’un réalisme excessif et de l’ombre omnipotente de l’art logeant sur les cimaises des musées. En 1942 pourtant, alors que son commerce prospère, il se résout à prendre un atelier. C’est là qu’il va parvenir enfin à dénouer le nœud gordien, par une expression visuelle profondément originale qui va puiser directement dans la sève de l’enfance. Dubuffet s’intéresse déjà en ce temps à un art qu’il appellera en 1945 « brut », c’est-à-dire à une création née hors des cercles de la légitimation culturelle, exempte de mimétisme, et qui manifeste dans sa spontanéité une indifférence totale au beau. Sa passion grandissante pour les œuvres de la folie humaine, qui se matérialise bientôt par la création de la Compagnie de l’art brut, avec André Breton, Michel Tapié ou Jean Paulhan, n’est pas indifférente à l’éclosion de sa propre pratique artistique en 1943. « C’est seulement (…) quand il m’est advenu d’éprouver sur moi-même les effets qu’il était possible d’obtenir à la faveur d’ouvrages procédant de cette totale renonciation (à toute ordre esthétique) que j’ai pris conscience de l’inanité des préoccupations esthétiques et des possibilités de la voie dans laquelle je me trouvais dès lors engagé » (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, ibid, p. 471).
À partir de ses Garde du corps en janvier 1943, Dubuffet se débarrasse du modèle vivant pour ne peindre plus que ses figurations mentales. Le trait de ces premières œuvres, comme Le chien mangeur de cheveux qu’il achève quelques mois plus tard, se fait enfantin, presque naïf, parce que la pensée se fait provocante. « À vision hérétique, moyens d’expression subversifs », écrit Max Loreau, et Dubuffet a justement décidé de désapprendre l’art « culturel », ses codes, de se placer par son geste au plus près d’un art brut. Mais l’outrage d’une telle approche conduit à un succès fulgurant, et il se trouve bientôt digéré par l’institution culturelle. Cette même année 1943, Dubuffet reçoit par l’entremise de son ami Georges Limbour la visite de Paulhan, subjugué. Il va l’introduire à tout ce que Paris compte, et notamment au marchand René Drouin qui l’expose l’année d’après. Dubuffet séduit autant qu’il offusque, l’intelligentsia se presse à sa porte, il dédiera bientôt un jour hebdomadaire exclusivement aux visites. Peu après, en 1947, c’est Pierre Matisse qui l’expose à New York. Si le succès est au rendez-vous pour cet artiste anti-culturel, c’est sans doute, comme l’écrit Max Loreau, parce que dans ces premiers essais, il « a renoué avec les rêveries et les activités de l’enfance : mobiles, fourmillées, indisciplinées, fourmillantes », et dont nous sommes tous tributaires. Dubuffet donne pour la première fois au spectateur l’accès à un champ mental inexploré, comme dans Le chien mangeur de cheveux, où « la matière nous replonge donc dans les égarements – oubliés – du regard » (in M. Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, Fascicule I : Marionnettes de la ville et de la campagne, Paris, 1993). C’est là le début d’une inventivité mature, qui marque sans conteste l’art de la seconde moitié du XXème siècle.
"Dubuffet's way of painting in the 1940s merges two immediacies: layered, heaped, granulated impasto, and childlike drawing frequently scored into the paint. Material and line collid — the paint pushing outward, the line digging inward — to create a surface not so much laid on flat as dynamically flattened: smashed and impacted between opposing forces."
Peter Schjeldahl
A contorted figure on the canvas casts a terrifying glance toward the viewer, its two hands raised like a guilty person preparing to surrender. The title, Le chien mangeur de cheveux ("The hair-eating dog") draws the eye to the right, where where an animal figure stands its hind legs. The drawing here, done in thick black lines, builds a stereotyped vision of the real, rather than some representation of it: a human figure and a dog, recognisable only through the mechanical associations of the mind, are players in an absurd, comical scene. The flamboyant colours further distance the composition from classic figuration. The chromatic field is limited, the dense matter saturated by the three bright colours of green, blue and red, heightened along the edges by blocks of shimmery yellow. There is no longer any perspective: the protagonists have been "flattened with an iron" (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, 1967, p. 74)
Everything in this work attests to the decisive liberation of Jean Dubuffet's output in 1943. A wine merchant over the age of 40, he had given up on "having a career as an artist" (in J. Dubuffet, Bâtons rompus, Paris, Les éditions de minuit, 1986). Although in his youth he went to the Ecole des Beaux-Arts in Le Havre and the Jullian Academy in Paris, he had been navigating the world of commerce for 20 years. He painted sporadically, never finding any satisfaction in it, and could never manage to break free of an excessive realism and the omnipotent shadow cast by the art that hung in the galleries of museums. But in 1942, as his business was thriving, he resolved to get a studio. That was when he would finally succeed in untying the Gordian knot with a profoundly original visual expression rooted in his childhood. At the time, Dubuffet was already interested in what he would, in 1945, dub "Art Brut", meaning a creation born outside the circles of cultural legitimation, free of imitation, and whose spontaneity manifests a total indifference to beauty. His growing passion for the works of human folly, which would translate into the creation of the Compagnie de l’art brut, with André Breton, Michel Tapié and Jean Paulhan, was not unrelated to the blossoming of his own artistic career in 1943. "It was just (…) when it came to pass that I felt in myself the effects that it was possible to obtain thanks to works generated through this total renunciation (of any aesthetic order) that I became aware of the inanity of aesthetic preoccupations and the possibilities of the path along which I now found myself" (in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, ibid, p. 471).
Starting from his Garde du corps in January 1943, Dubuffet rid himself of living models to paint only his mental representations. The lines of these first works, such as Le chien mangeur de cheveux which he completed a few months later, were childish, almost naive, because the thought was provocative. "A heretical vision, subversive means of expression," wrote Max Loreau, and Dubuffet had indeed decided to unlearn "cultural" art and its codes and to position himself, through his actions, at the heart of Art Brut. But the outrage of such an approach led to blazing success and he was soon accepted by the cultural establishment. Also in 1943, through an introduction by his friend Georges Limbour, Dubuffet had a visit from Paulhan, who was enthralled. He would introduce him to everyone in Paris that mattered, especially the merchant René Drouin who would show him the next year. Dubuffet charmed as much as he offended and the intelligentsia flocked to him. Soon he would devote one day a week to visitors. Not long after, in 1947, Pierre Matisse displayed his work in New York. If success was in the cards for this anti-cultural artist, it was undoubtedly, as Max Loreau wrote, because in these first attempts he "reconnected with the daydreams and activities of childhood: mobile, swarming, undisciplined, teeming" in which we all partook. For the first time, Dubuffet gave the viewer access to an unexplored mental realm, as in Le chien mangeur de cheveux, where "the matter re-immerses us in the – forgotten – wanderings of the gaze" (in M. Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, Fascicule I: Marionnettes de la ville et de la campagne, Paris, 1993). It marked the beginning of a mature inventiveness and the irrefutable start of the second half of the 20th century.