Lot Essay
« Mon désir est de faire du site évoqué par l'image quelque chose de fantasmagorique, et cela ne peut se faire qu'en juxtaposant des éléments plus ou moins véristes avec des interventions de caractère arbitraire visant l'irréalité. Je veux que ma rue soit folle, que mes larges avenues, mes magasins et mes immeubles se joignent à une danse folle, et c'est pourquoi je déforme et dénature leurs contours et leurs couleurs. »
Jean Dubuffet
"My desire is to make the site evoked by the picture something phantasmagoric, and that can be achieved only by jumbling together more or less veristic elements with interventions of arbitrary character aiming at unreality. I want my street to be crazy, my broad avenues, shops and buildings to join in a crazy dance, and that is why I deform and denature their contours and colours."
Jean Dubuffet
« Cette terrible rue l’assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu’elle quittât la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la devanture du magasin. » Cette description de la capitale par Émile Zola dans Le Ventre de Paris pourrait aussi être celle de Jean Dubuffet au début de l’année 1961. Après près de sept ans passés à vivre à la campagne, particulièrement à Vence, l’artiste séjourne longuement à Paris. Il est saisi par l’agitation d’une ville grouillante d’automobiles et de passants, trépignante de vie avec ses enseignes illuminées et ses commerces prospères, portée par l’optimisme des Trente Glorieuses. Ébahi par cette densité du réel, les bruits, les odeurs, les couleurs, Dubuffet se lance dans un cycle créatif fécond, Paris Circus, célébration endiablée et délirante d’une ville qui ne dort pas, et dont Blanchissage, Pharmacie (site urbain avec 6 personnages) est issue.
Après une décennie passée à travailler ses Materiologies et Texturologies au contact de la nature, à explorer les possibilités des matières organiques dans un rejet affirmé du réel, l’artiste fait volte-face. Comme il l’écrit en décembre 1961 à Peter Selz, conservateur au MoMA, il trouve dans cette rupture la réponse à un épuisement plastique : « A peindre la terre, le peintre tendait à devenir terre et cesser d’être homme – donc cesser d’être peintre. En réaction contre ce courant absentéiste mes peintures de cette dernière année mettent en œuvre en tout domaine une intervention très appuyée […] Les personnages y abondent et c’est cette fois leur parti qui est pris avec entrain » (Lettre à P. Selz, 21 décembre 1961). Pendant près de dix-huit mois, à partir de 1961, Dubuffet va croquer compulsivement le tourbillon urbain. Mais ce n’est que pour mieux le déformer, guidant le spectateur dans le songe d’une ville chamarrée aux lignes suaves qui font tanguer les murs du bâti haussmannien. S’il revient avec Paris Circus à la représentation, renouant avec ses premières Vues de Paris de 1943, ce n’est que pour mieux la tordre.
Davantage que la ville, Dubuffet veut transcrire une vision hallucinée de celle-ci : « Je veux que ma rue soit folle, que mes chaussées, boutiques et immeubles entrent dans une danse folle, et j’en déforme et dénature pour cela les contours et les couleurs » (Lettre à H. Damisch, 31 mai 1962). Il en est ainsi de sa gouache Blanchissage, Pharmacie : sur le papier couvert de rouge carmin, il a tracé au noir et bleu électrique les lignes instables d’une rue passante. Tout foisonne, la ville se liquéfie au contact du pinceau, en un all-over aplani : les personnages rieurs aux habits bigarrés et chapeaux haut-de-forme penchent leurs corps sur une chaussée suggérée par quelques hachures beiges ; derrière, les contours déliés des commerces, identifiés par leurs seuls noms, forment des alvéoles arrondies colorées de jaune, de blanc, de nuances de bleu ou de vert d’eau. Non sans humour, Dubuffet place aux côtés de ses magasins ordinaires, pharmacie et laverie, une « entrée », invitation à pénétrer dans l’effervescence de l’œuvre et dans les entrailles de la ville. Si les mots ancrent ce paysage rêvé dans son identité urbaine, ils participent également du jeu que l’artiste noue, dans la série, avec son public : « Par leur allure enfantine – tracés maladroits et fautes d’orthographe – ils enfièvrent la danse qui agite la ville » (in catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, Jean Dubuffet, septembre-décembre 2001, p. 229).
Peinte avec d’autres gouaches aux titres railleurs, telles que Commerce honorable ou L’apathique, Blanchissage, Pharmacie est l’une des dernières œuvres de Paris Circus. Après un séjour en février à New York, pour sa rétrospective au MoMA, Dubuffet épuise dans ces gouaches les derniers paysages urbains. La prédominance du rouge, du bleu et du noir ainsi que le tracé spontané, anticipent ici le cycle de l’Hourloupe, débuté à l’été 1962. Mais, plus encore, c’est le rapport désormais décomplexé et idiosyncratique de l’artiste au monde qui va nourrir son travail à venir. A l’image de Blanchissage, Pharmacie, où une vue citadine ordinaire, une rue sans histoires, est passée sous le monocle d’une divagation optique. Naît soudain une folie joviale dans une explosion chromatique qui emporte notre vision.
“That terrible street deafened her with its ceaseless flow of cars, and the streaming crowd never ceased to jostle her; still she did not stir, but remained feasting her eyes on the blazing splendour, set out in the light of the reflecting lamps which hung outside the windows.” This description of the capital by Émile Zola in Le Ventre de Paris could also have come from Jean Dubuffet at the beginning of 1961. After spending almost seven years living in the countryside, especially Vence, the artist had an extended sojourn in Paris. He was struck by the agitation of a city bustling with automobiles and passersby, hopping with life with its lit-up signs and prosperous businesses, buoyed by the optimism of the post-war boom years. Astounded by the density of the real, the noises, the smells, the colours... Dubuffet began a fertile creative cycle: Paris Circus, a boisterous and outrageous celebration of a city that never slept. Blanchissage, Pharmacie (site urbain avec 6 personnages) was part of this cycle.
After a decade of working on his Materiologies and Texturologies, finding his grounding in nature and exploring the possibilities of organic matter in a resolute rejection of the real, the artist did an about-face. As he wrote in December 1961 to Peter Selz, a curator at MoMA, in that break he found the answer to his artistic depletion: “By painting the earth, the painter tended to become the earth and to cease being a man, hence to cease being a painter. As a reaction against this truant tendency, my paintings from the last year materialise in all aspects a very intense involvement[…] They teem with characters and this time their cause is taken up enthusiastically” (letter to P. Selz, 21 December 1961). For close to eighteen months, starting in 1961, Dubuffet would feast compulsively on this urban maelstrom. But it was to better distort it, guiding the viewer into a dream of a richly coloured city with smooth lines that bring to life the walls of the Haussman-style architecture. While Paris Circus was a return to representation, reconnecting with his first Vues de Paris from 1943, it was only to further skew it.
Here, Dubuffet is less interested in the city. He seeks to convey a hallucinated vision of it: “I want for my street to be mad, for my streets, shops and buildings to engage in a mad dance, and to achieve this, I am distorting and altering their outlines and colours” (Letter to H. Damisch, 31 May 1962). One sees this in the gouache Blanchissage, Pharmacie: on the paper covered in crimson red, he sketched the unstable lines of a pedestrian street in black and electric blue. Everything is abuzz, the city becomes liquid when it comes into contact with the brush, a flattened all-over: the laughing figures in their vivid attire and top hats angle their bodies into a street hinted at by a few beige hash marks; behind them the fine outlines of shops identified solely by name form rounded cells tinted in yellow, white, and shades of blue and bottle green. Not without humour, Dubuffet positions alongside his ordinary shops, pharmacy and laundry, an “entrance” ‒ an invitation to duck into the effervescence of the work and into the belly of the city. While the words ground this dreamlike landscape in its urban identity, they also play a part in the game the artist proposes to his audience with the series: “Through their childish appearance – clumsy lines and misspellings – they fan the flames of this dance firing up the city” (in exhibition catalogue, Paris, Centre Pompidou, Jean Dubuffet, September-December 2001, p. 229).
Painted with other gouaches featuring mocking titles, such as Commerce honorable or L’apathique, Blanchissage, Pharmacie was one of the last works in Paris Circus. Following a stay in New York in February for his retrospective at MoMA, Dubuffet exhausted his store of urban landscapes with these gouaches. The predominance of red, blue and black, as well as the spontaneous lines, are precursors of the Hourloupe cycle, which he began in the summer of 1962. But, even more, it was the artist’s newly straightforward and idiosyncratic relationship to the world that would inform his future work. Like Blanchissage, Pharmacie, where an ordinary city scene, a street of no interest, is shown through a trick lens. What suddenly emerges is a jovial madness, a burst of colour that catches hold of our eyes.
Jean Dubuffet
"My desire is to make the site evoked by the picture something phantasmagoric, and that can be achieved only by jumbling together more or less veristic elements with interventions of arbitrary character aiming at unreality. I want my street to be crazy, my broad avenues, shops and buildings to join in a crazy dance, and that is why I deform and denature their contours and colours."
Jean Dubuffet
« Cette terrible rue l’assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu’elle quittât la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la devanture du magasin. » Cette description de la capitale par Émile Zola dans Le Ventre de Paris pourrait aussi être celle de Jean Dubuffet au début de l’année 1961. Après près de sept ans passés à vivre à la campagne, particulièrement à Vence, l’artiste séjourne longuement à Paris. Il est saisi par l’agitation d’une ville grouillante d’automobiles et de passants, trépignante de vie avec ses enseignes illuminées et ses commerces prospères, portée par l’optimisme des Trente Glorieuses. Ébahi par cette densité du réel, les bruits, les odeurs, les couleurs, Dubuffet se lance dans un cycle créatif fécond, Paris Circus, célébration endiablée et délirante d’une ville qui ne dort pas, et dont Blanchissage, Pharmacie (site urbain avec 6 personnages) est issue.
Après une décennie passée à travailler ses Materiologies et Texturologies au contact de la nature, à explorer les possibilités des matières organiques dans un rejet affirmé du réel, l’artiste fait volte-face. Comme il l’écrit en décembre 1961 à Peter Selz, conservateur au MoMA, il trouve dans cette rupture la réponse à un épuisement plastique : « A peindre la terre, le peintre tendait à devenir terre et cesser d’être homme – donc cesser d’être peintre. En réaction contre ce courant absentéiste mes peintures de cette dernière année mettent en œuvre en tout domaine une intervention très appuyée […] Les personnages y abondent et c’est cette fois leur parti qui est pris avec entrain » (Lettre à P. Selz, 21 décembre 1961). Pendant près de dix-huit mois, à partir de 1961, Dubuffet va croquer compulsivement le tourbillon urbain. Mais ce n’est que pour mieux le déformer, guidant le spectateur dans le songe d’une ville chamarrée aux lignes suaves qui font tanguer les murs du bâti haussmannien. S’il revient avec Paris Circus à la représentation, renouant avec ses premières Vues de Paris de 1943, ce n’est que pour mieux la tordre.
Davantage que la ville, Dubuffet veut transcrire une vision hallucinée de celle-ci : « Je veux que ma rue soit folle, que mes chaussées, boutiques et immeubles entrent dans une danse folle, et j’en déforme et dénature pour cela les contours et les couleurs » (Lettre à H. Damisch, 31 mai 1962). Il en est ainsi de sa gouache Blanchissage, Pharmacie : sur le papier couvert de rouge carmin, il a tracé au noir et bleu électrique les lignes instables d’une rue passante. Tout foisonne, la ville se liquéfie au contact du pinceau, en un all-over aplani : les personnages rieurs aux habits bigarrés et chapeaux haut-de-forme penchent leurs corps sur une chaussée suggérée par quelques hachures beiges ; derrière, les contours déliés des commerces, identifiés par leurs seuls noms, forment des alvéoles arrondies colorées de jaune, de blanc, de nuances de bleu ou de vert d’eau. Non sans humour, Dubuffet place aux côtés de ses magasins ordinaires, pharmacie et laverie, une « entrée », invitation à pénétrer dans l’effervescence de l’œuvre et dans les entrailles de la ville. Si les mots ancrent ce paysage rêvé dans son identité urbaine, ils participent également du jeu que l’artiste noue, dans la série, avec son public : « Par leur allure enfantine – tracés maladroits et fautes d’orthographe – ils enfièvrent la danse qui agite la ville » (in catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, Jean Dubuffet, septembre-décembre 2001, p. 229).
Peinte avec d’autres gouaches aux titres railleurs, telles que Commerce honorable ou L’apathique, Blanchissage, Pharmacie est l’une des dernières œuvres de Paris Circus. Après un séjour en février à New York, pour sa rétrospective au MoMA, Dubuffet épuise dans ces gouaches les derniers paysages urbains. La prédominance du rouge, du bleu et du noir ainsi que le tracé spontané, anticipent ici le cycle de l’Hourloupe, débuté à l’été 1962. Mais, plus encore, c’est le rapport désormais décomplexé et idiosyncratique de l’artiste au monde qui va nourrir son travail à venir. A l’image de Blanchissage, Pharmacie, où une vue citadine ordinaire, une rue sans histoires, est passée sous le monocle d’une divagation optique. Naît soudain une folie joviale dans une explosion chromatique qui emporte notre vision.
“That terrible street deafened her with its ceaseless flow of cars, and the streaming crowd never ceased to jostle her; still she did not stir, but remained feasting her eyes on the blazing splendour, set out in the light of the reflecting lamps which hung outside the windows.” This description of the capital by Émile Zola in Le Ventre de Paris could also have come from Jean Dubuffet at the beginning of 1961. After spending almost seven years living in the countryside, especially Vence, the artist had an extended sojourn in Paris. He was struck by the agitation of a city bustling with automobiles and passersby, hopping with life with its lit-up signs and prosperous businesses, buoyed by the optimism of the post-war boom years. Astounded by the density of the real, the noises, the smells, the colours... Dubuffet began a fertile creative cycle: Paris Circus, a boisterous and outrageous celebration of a city that never slept. Blanchissage, Pharmacie (site urbain avec 6 personnages) was part of this cycle.
After a decade of working on his Materiologies and Texturologies, finding his grounding in nature and exploring the possibilities of organic matter in a resolute rejection of the real, the artist did an about-face. As he wrote in December 1961 to Peter Selz, a curator at MoMA, in that break he found the answer to his artistic depletion: “By painting the earth, the painter tended to become the earth and to cease being a man, hence to cease being a painter. As a reaction against this truant tendency, my paintings from the last year materialise in all aspects a very intense involvement[…] They teem with characters and this time their cause is taken up enthusiastically” (letter to P. Selz, 21 December 1961). For close to eighteen months, starting in 1961, Dubuffet would feast compulsively on this urban maelstrom. But it was to better distort it, guiding the viewer into a dream of a richly coloured city with smooth lines that bring to life the walls of the Haussman-style architecture. While Paris Circus was a return to representation, reconnecting with his first Vues de Paris from 1943, it was only to further skew it.
Here, Dubuffet is less interested in the city. He seeks to convey a hallucinated vision of it: “I want for my street to be mad, for my streets, shops and buildings to engage in a mad dance, and to achieve this, I am distorting and altering their outlines and colours” (Letter to H. Damisch, 31 May 1962). One sees this in the gouache Blanchissage, Pharmacie: on the paper covered in crimson red, he sketched the unstable lines of a pedestrian street in black and electric blue. Everything is abuzz, the city becomes liquid when it comes into contact with the brush, a flattened all-over: the laughing figures in their vivid attire and top hats angle their bodies into a street hinted at by a few beige hash marks; behind them the fine outlines of shops identified solely by name form rounded cells tinted in yellow, white, and shades of blue and bottle green. Not without humour, Dubuffet positions alongside his ordinary shops, pharmacy and laundry, an “entrance” ‒ an invitation to duck into the effervescence of the work and into the belly of the city. While the words ground this dreamlike landscape in its urban identity, they also play a part in the game the artist proposes to his audience with the series: “Through their childish appearance – clumsy lines and misspellings – they fan the flames of this dance firing up the city” (in exhibition catalogue, Paris, Centre Pompidou, Jean Dubuffet, September-December 2001, p. 229).
Painted with other gouaches featuring mocking titles, such as Commerce honorable or L’apathique, Blanchissage, Pharmacie was one of the last works in Paris Circus. Following a stay in New York in February for his retrospective at MoMA, Dubuffet exhausted his store of urban landscapes with these gouaches. The predominance of red, blue and black, as well as the spontaneous lines, are precursors of the Hourloupe cycle, which he began in the summer of 1962. But, even more, it was the artist’s newly straightforward and idiosyncratic relationship to the world that would inform his future work. Like Blanchissage, Pharmacie, where an ordinary city scene, a street of no interest, is shown through a trick lens. What suddenly emerges is a jovial madness, a burst of colour that catches hold of our eyes.