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Les peintures cubistes de Braque et de Picasso ont engendré la remise en question la plus profonde et la plus révolutionnaire de l'idée d'espace dans l'art occidental depuis l'émergence de la perspective à la Renaissance. Les deux artistes se voyaient comme une cordée d'alpinistes grimpant côte à côte, ou comme les pionniers de l'aviation Orville et Wilbur Wright – Picasso se plaisait d'ailleurs à surnommer Braque « Wilbourg », et celui-ci signait parfois de ce sobriquet ses courriers au mécène Daniel-Henry Kahnweiler. Leur odyssée leur semblait tout aussi audacieuse, tant ils s'étaient engagés à renverser et reconstruire de toutes pièces l'ensemble des valeurs et des codes qui avaient régi, jusqu'alors, la perception visuelle et l'illusion picturale. Braque admettra plus tard à John Richardson : « Toute la tradition de la Renaissance me répugne. Les règles strictes de la perspective qu'elle a su imposer à l'art ont été une effroyable erreur qu'il a fallu quatre siècles pour redresser ; Cézanne et, après lui, Picasso et moi-même y sommes pour beaucoup. La perspective scientifique n'est rien d'autre qu'un trompe-l'œil illusionniste. C'est tout simplement un artifice, un mauvais artifice, qui empêche les artistes de rendre l'expérience de l'espace dans toute sa plénitude, puisqu'elle contraint les objets d'un tableau à s'éloigner du spectateur au lieu de l'en rapprocher, comme devrait le faire la peinture. La perspective est trop mécanique pour nous permettre de véritablement nous approprier les choses. Elle part d'un point de vue unique et ne s'en défait jamais… Quand nous sommes arrivés à cette conclusion, tout a changé – vous ne vous imaginez pas à quel point. » (in J. Richardson, Braque, Londres, 1961, p.10).
La nature morte s'impose bientôt comme le genre le plus adapté à l'accomplissement de leurs ambitions - elle constitue, dès le départ, le sujet cubiste par excellence. Loin de toute emphase, de toute pompe, Braque et Picasso font leur révolution visuelle en toute sobriété, invitant à leur table les objets les plus modestes. Braque intègre notamment un élément parfaitement prosaïque au présent tableau : le verre. L'artiste précise que sa « volonté générale était de se rapprocher le plus possible de la réalité des choses » (cité in ibid., p. 13). Cette composition évoque un moment tout à fait trivial du quotidien : celui où l'artiste s'installe à la table de son bistrot préféré pour l'apéritif. Karen Wilkin estime que « Braque s'empare des éléments les plus banals et, désormais, prévisibles de l'atelier cubiste pour en faire quelques-uns des tableaux les plus élégants et les plus intelligents du vingtième siècle » (Georges Braque, New York, 1991, p. 58).
Les toiles ovales apparaissent régulièrement dans l'œuvre de Braque et Picasso à partir de 1910. Isabelle Monod-Fontaine souligne que « la véritable surface sur laquelle reposent les objets qui constituent la nature morte est transposée au format même de ces œuvres. Le tondo ou tableau ovale permet au spectateur de faire l'expérience concrète de l'espace tactile voulu par le peintre. Il nous invite à ressentir la proximité des objets assemblés – davantage, en tout cas, que la 'fenêtre' plus abstraite du traditionnel cadre rectangulaire » (in Georges Braque: Order & Emotion, cat. exp., Goulandris Foundation, Andros, Grèce, 2003, p. 21-22). Les deux artistes avaient constaté que les coins des toiles quadrangulaires étaient particulièrement inadaptés à l'exercice de la nature morte. Dans ces zones périphériques, la définition de l'espace leur paraissait incertaine, ambiguë – une situation à laquelle remédiait l'arrondi du tondo, grâce auquel ils pouvaient densifier l'espace autour de leur sujet, et porter toute leur attention aux objets mis en scène. La forme courbe de la toile venait par ailleurs contrecarrer les lignes géométriques de la structure cubiste. Selon Braque, « l'intérêt de [ses] compositions ovales était qu'elles [lui] permettaient de redécouvrir le contraste entre les horizontales et les verticales » (in J. Richardson, op. cit., pl. 11).
Malgré ses dimensions modestes, Verre résume les grandes avancées de la « cordée Braque-Picasso », venues bouleverser la peinture au cours des quatre années précédentes. Lors de cette ascension, Braque joue souvent les éclaireurs. Fils d'un entrepreneur-peintre en bâtiment, il met volontiers le savoir-faire transmis par son père au service de cet assaut contre les postulats de l'art « noble ». En 1910, Braque introduit par exemple un clou en trompe-l'œil dans certaines de ses compositions pour créer l'illusion d'avoir fixé sa toile au mur. Richardson salue son « refus de se plier à une utilisation conventionnelle des matériaux artistiques, ce qui l'amène à peindre sur des surfaces hétérodoxes et à adopter une nouvelle forme de matérialité » (in Braque, Milan, 1961, p. 8). Il utilise notamment un peigne de peintre décorateur pour racler le film d'huile, afin de simuler les veines du bois. Il mélange aussi du sable à ses couleurs. Comme pour éviter le piège de l'abstraction vers lequel le cubisme avait glissé en 1912 durant son hermétique phase dite « analytique », Braque cherche à tout prix à s'ancrer dans le monde tangible tandis qu'il démantèle, avec la complicité de Picasso, le système visuel dans lequel la peinture s'était si longtemps enfermée. L'utilisation de ces éléments bien réels, que Braque qualifie de « certitudes », joue un rôle fondamental dans la mise au point du tableau-objet, cette innovation audacieuse à cheval entre représentation et vérité, que les artistes présentent comme un produit de la réalité tout à fait concret.
Braque achève Verre en 1913, quelques mois seulement avant la déclaration de la Première Guerre mondiale. Le conflit transfigure irrémédiablement le monde des avant-gardes parisiennes. Picasso, qui restera basé dans la capitale, accompagne Braque et Derain au train avant leur départ au front. L'Espagnol se souvient : « Le 2 août 1914, j'ai conduit à la gare d'Avignon Braque et Derain. Je ne les ai jamais revus » (Picasso, cité in A. Danchev, Georges Braque, A Life, Londres, 2005, p. 121). Grièvement blessé à la tête au combat, Braque ne recommence à peindre qu'en 1918. Si les deux artistes restent liés d'amitié jusqu'à la fin de leurs jours, le dialogue et l'ardeur créative qui les avaient si fortement soudés entre 1908 et 1914 s'éteignent définitivement avec la guerre. Synthèse parfaite des différents éléments qui caractérisent le cubisme de Braque, Verre témoigne de toute l'inventivité formelle avec laquelle Braque et Picasso ont révolutionné, ensemble, l'art pictural.
The cubist paintings of Braque and Picasso instigated the most far-reaching and revolutionary reassessment of spatial conventions in Western art since the development of perspective during the Renaissance. The two artists likened themselves to a pair of mountain climbers roped to each other by their safety line, or the pioneer aviators Orville and Wilbur Wright - Picasso was fond of addressing Braque as "Wilbourg," and Braque occasionally signed himself as such in letters to his dealer Kahnweiler. Their quest seemed no less audacious, for they sought to upend and supplant all prior values and priorities concerning visual perception and pictorial illusion. Braque later told John Richardson: "The whole Renaissance tradition is repugnant to me. The hard-and-fast rules of perspective which it succeeded in imposing on art were a ghastly mistake which it has taken four centuries to redress; Cézanne and after him, Picasso and myself can take a lot of the credit for this. Scientific perspective is nothing but eye-fooling illusionism; it is simply a trick--a bad trick--which makes it impossible for artists to convey a full experience of space, since it forces the objects in a picture to disappear away from the beholder instead of bringing them within his reach, as painting should. Perspective is too mechanical to allow one to take full possession of things. It has its origins in a single viewpoint and never gets away from it...When we arrived at this conclusion, everything changed--you have no idea how much" (quoted in J. Richardson, Braque, London, 1961, p.10).
The still-life proved to be the most effective genre in spearheading their efforts - it was from the outset the cubist subject par excellence. Braque and Picasso realized their radical aims in subjects unaccompanied by either fanfare or drama, for they brought to the table the most humble and familiar of everyday objects. Braque incorporates within the present painting a handful ordinary element: the glass. Braque remarked that it was his "usual desire to get as near the reality of things as possible" (quoted in ibid., pl. 13). This composition evokes an entirely mundane and real part of the artist's daily routine, in which he would sit at a table in his favorite café, enjoying an apéritif. Karen Wilkin has observed that "Braque turns the commonplace, by now predictable iconography of the cubist studio into some of the most elegant, intelligent painting of the twentieth century" (in Georges Braque, New York, 1991, p. 58).
Both Braque and Picasso had been using oval-shaped canvases since 1910. Isabelle Monod-Fontaine has noted that "the real support of the objects making up the still life is transposed into the particular format of these works. The tondo or oval shape permits the viewer concretely to experience the tactile space intended by the painter, the proximity of the assembled objects. Better, in any case, than the more abstract 'window' formed by the traditional rectangular frame" (in Georges Braque: Order & Emotion, exh. cat., Goulandris Foundation, Andros, Greece, 2003, p. 21-22). Both artists had noticed that presence of corners in the conventional rectangular canvas was especially problematic in still-life painting. The definition of space becomes ambiguous in these outlying areas, a situation that the corner-less tondo remedied, allowing the painter to create a compact space around the subject, and to concentrate more closely on the still-life objects themselves. The oval shape moreover served as a foil to the rectilinear cubist grid within the composition.
Braque stated, "The point of my oval compositions was that they allowed me to rediscover the contrast between horizontals and verticals" (quoted in J. Richardson, op. cit., pl. 11). Its modestly scaled format notwithstanding, Braque recapitulates in
Verre, many of the astonishing innovations that he and Picasso had introduced into painting during the past four years of their "rope climbing party." Braque, in fact, led the way in many instances. His father had been a house-painter and contractor, and as Braque grew up he learned many of the decorative skills of the trade, which he now adapted for his revisionist assault with Picasso on the conventions of "high" art. In 1910 Braque included a trompe-l'oeil rendering of a nail in several compositions, by which he created the playful illusion of having nailed the canvas to the wall. Richardson has noted "Braque's refusal to be bound by convention in his handling of artist's materials, which resulted in his exploitation of unorthodox paint-surfaces and a new kind to tactile values" (in Braque, Milan, 1961, p. 8). He employed a house painter's comb to rake the surface of paint film in order to simulate a wood-grain surface. He added sand to his oil colors. Braque felt the strong need to ground himself in reality as he and his colleague dismantled the spatial framework that painting had long since taken for granted, to avoid the tendency to abstraction, which had become real possibility during the hermetic phase of analytic Cubism in 1912. The use of such real elements, which he called "certainties," played a major role in establishing the painting as a tableau-objet, a fabrication that perched daringly on the very boundary between painting and reality, and, as the artists claimed, was entirely concrete and real in its own right.
Verre was completed in 1913, in the months leading up to the declaration of the First World War in August the following year. The war was to irreparably alter the avant-garde art world of Paris. Picasso, a Spanish national who remained based in Paris for the duration of the war, saw Braque and André Derain off from the train station in Avignon. He recalled, ‘On 2nd August 1914 I took Braque and Derain to the station at Avignon. I never saw them again’ (Picasso, quoted in A. Danchev, Georges Braque, A Life, London, 2005, p. 121). Braque sustained a serious head injury while fighting and did not resume painting until 1918. Though the artists remained friends for the rest of their lives, never again would the creative dynamism and dialogue of their partnership from 1908 until 1914 be seen. Verre serves as a testament to the revolutionary pictorial innovations that Braque and Picasso had instigated, an encapsulation of the central characteristics of Braque’s form of Cubism.