Lot Essay
Confronté à un masque aussi imposant la tentation d'en faire une lecture "primitiviste" est grande. Comment en effet ne pas voir immédiatement surgir à l'esprit des similitudes, nombreuses, entre ses formes pleines et puissantes et les oeuvres des maîtres sculpteurs de l'Occident.
Confusément d'abord, se profilent les bois et les pierres bûchés avec vigueur par Modigliani, le plus souvent cité, et par Brancusi, sans oublier les sculptures de Zadkine, de Lipchitz, de Epstein, et l'oeuvre peint et dessiné du Picasso des années cubistes (le Nu dans la forêt de la collection Gaffé) ; et d'autres encore trop nombreux, célèbres ou ignorés par une histoire de l'art très sélective. Puis, les images se décantent et ne restent en mémoire que des apparences prouvant une filiation, réelle ou hasardeuse, entre l'art fang et la genèse des grands chefs-d'oeuvre occidentaux. Voyeurs, suiveurs, inspirés ou initiés, beaucoup d'artistes doivent plus à l'art primitif qu'ils n'ont bien voulu le reconnaître, sinon dans une osmose inconsciente issue de la présence d'objets ethnographiques dans presque tous les ateliers d'artistes des vingt premières années du XXème siècle, fructueuse consanguinité pour l'art occidental en pleine mutation. Les uns ne "connaissaient" pas l'art primitif ("L'art nègre connaît pas", réponse de Picasso à Guillaume Apollinaire dans Opinions sur l'Art Nègre in Revue Action, Avril 1920, p.25), d'autres, en Allemagne étaient plus honnêtes en l'incluant formellement dans leurs oeuvres. Brancusi lui-même, bien que récusant lui aussi toute présence ou influence primitiviste dans son travail, admit à la fin de sa vie qu'il n'y avait que deux grands peuples sculpteurs : les Roumains et les Africains (Geist, p.361) !
Modigliani aimait l'art africain, il en avait peut-être, il en voyait certainement chez ses amis (Brummer, Epstein, Lipchitz), il en a souvent dessiné les formes et avec talent (dessin de caryatide luba, statue atié, etc...), ses grandes têtes au front bas surmontant de longues faces concaves, où la bouche et le nez semblent s'évanouir entre les arcs, doivent beaucoup sinon tout à l'art africain.
De Modigliani précisément, l'une des plus sublimes têtes a été vendue dans cette même maison de ventes Christie's l'année dernière. Elle illustre bien le propos de cette notice, n'étant ni une copie ni une imitation d'un quelconque objet tribal, mais plutôt la marque d'une connaissance empathique profonde, peut-être même parfois déférente vis-à-vis des matrices de l'art.
Ce grand ngil interpelle d'emblée par son originalité, à l'intérieur de canons stylistiques fang presque invariants décrits par Louis Perrois dans son essai. La concavité abyssale de la face, visage ou museau, sous le front galbé mais étroit, les yeux rapprochés en deux fentes percées au fer rouge, l'absence de bouche ,sinon marquée dans un large rictus en croissant pousant le menton et la maxillaire, noirci au feu ou au charbon, tout confère à ce masque un aspect surnaturel, inhumain ; en accord avec sa fonction rituelle de justicier dotée d'un pouvoir absolu sur ceux que la société secrète gouverne, et terrorise. Comme terrorisait aussi les populations le grand cousin de la forêt, le gorille, parfois assimilé à un avatar du ngil.
Sur ce ngil à patine brun-ambré où s'épanouit l'essence d'un bois équatorial dur à la surface irisée de circonvolutions, on peine à croire qu'elles ont persisté au façonnage par le seul fait du hasard ; ce qui nous plaît ne saurait-t-il donc pas séduire un Fang des territoires du sud Cameroun ? Le hasard dans l'art africain n'existe pas, il n'est qu'apprentissage et volonté. Ainsi se pose la question de la couleur d'origine du masque, était-il blanc comme beaucoup, ou bi-chromé comme certains (le masque Ngil du Musée Barbier-Mueller), ou était-il resté tel quel, juste avec des scarifications et des ornements pyrogravés, ainsi qu'apparaît en partie le plus ancien ngil répertorié du Museum für Völkerkunde, collecté par Tessmann ou Heisse en pays Mabéa, au Cameroun allemand à la fin du XIXème siècle, reproduit en illustration par Louis Perrois dans Art ancestral du Gabon, (Musée Barbier-Mueller, 1985, p.182), et celui de Coppier, 1905, de l'ancienne collection Chambon aujourd'hui dans les collections du Musée d'Ethnographie de Genève (voir infra, Perrois). L'examen à la loupe par un expert restaurateur n'a révélé aucune trace même infime de kaolin.
En revanche sur la crête persistent des traces d'ancien vernis comme il est fréquent sur les très vieux objets. Détail d'importance, le pourtour du masque, et jusque sur le front, est constellé de fines chevilles de bambou affleurant encore en surface, servant à l'origine à maintenir la vaste parure de paille tressée dissimulant le corps du porteur. Ce masque est fonctionnel, il a été fait pour servir. Sa fonctionnalité est encore confirmée par l'élégant rapprochement galbé des bords du masque au revers assurant une meilleure tenue sur la tête du porteur.
Rapporté dans les années 1920 par Léon Truitard, Administrateur des Colonies en poste au Cameroun, ce masque est resté accroché aux murs de sa maison bourguignonne pendant des décennies et n'a jamais été publié; de cette attribution d'origine géographique restent seules visibles, hélas, les lettres " ..erritoir.. " sur l'ancienne étiquette dont quelques centimètres attachés encore à la joue droite, mention informative destinée à une probable exposition; d'autres objets du Cameroun fang et bamiléké accompagnaient le ngil, ceux-ci furent vendus en 1987 par l'Etude Loudmer (Pierre Amrouche, expert). Léon Truitard et sa femme Suzanne, artiste peintre et graveur, sans être des collectionneurs au sens strict, étaient amateurs d'art et avaient un oeil sûr : ils n'ont conservé que des pièces de tout premier ordre.
Les masques ngil comptent parmi les objets les plus rares de l'art africain, la découverte d'un masque comme celui-ci, dont les proportions sont exceptionnelles - il est l'un des plus grands exemplaires connus - est un évènement marquant qui concerne tant bien les collectionneurs d'art africain que les amateurs d'art moderne.
Pierre Amrouche
On sait que les masques de type ngil des Fang sont des objets exceptionnels et rares, du moins ceux qui sont d'une provenance certifiée. Ce masque s'impose par son allure majestueuse, dans une déclinaison particulièrement réussie des canons classiques de la sculpture fang traditionnelle. On y retrouve une plastique pure tout en courbes, de face comme de profil, celles du front parfaitement bombé qui s'opposent à celles, en creux, des grandes orbites et des joues démesurées. De part et d'autre du nez allongé, les petits yeux, simplement fendus, confèrent à l'effigie un air sévère, voire cruel, bien en rapport avec le rôle d'inquisiteur qu'avait ce masque-casque dans la tradition fang, tant au Sud-Cameroun qu'au Nord-Gabon. Au plan des marques décoratives, on remarque la finesse des motifs gravés, en croissant sous le nez et sur les parties latérales du front, en " ailes de papillon " (triangles opposés par leur sommet) sur le front, et linéaires dans l'axe allant du front au nez, auxquels s'ajoute une barbe stylisée en multiples stries sous le menton. Dans la partie inférieure du visage, l'arrondi est souligné en facette, celle-ci ayant été enduite d'un pigment sombre dont on distingue encore des traces noirâtres.
Le masque "Léon Truitard" peut être utilement comparé à quelques spécimens de référence connus à travers les musées et les collections. Par exemple, un masque "ngel" (ou "ngil") collecté par K. Ritter en 1914 au Sud-Kamerun allemand, chez les Bulu d'Ebolowa, et conservé au M.f.V. de Munich (Staatlichen Museums für Völkerkunde), n.inv. I-67-1. Ce masque facial de 35 cm, de patine blanchâtre, d'une grande sobriété de lignes et de volumes, est dépourvu de bouche et marqué des mêmes motifs gravés que celui de Léon Truitard : un long motif multilinéaire allant du front au menton et un autre en "aile de papillon" sur le front (cf. Maria Kecsksi, 1982, Kunst aus dem Alten Afrika, Innsbruck-Frankfurt, p.254, n.285).
(comp G)
A noter que ce motif linéaire axial, ainsi que parfois la crête sagittale du sommet (évoquant les coiffes postiches à crête des Fang), se retrouvent sur plusieurs autres masques connus (tous des masques-casques à enfiler sur la tête), tels celui de l'ancienne collection Vérité (50 cm, cf. catalogue de la Vente Vérité, n.193, 17-18 juin 2006) ; le masque collecté par F. Coppier en 1905 du Musée d'ethnographie de Genève (40 cm, traces de terre blanche, anc. collection Emile Chambon) ; celui du Musée Dapper, 51 cm, inv.2646, qui aurait été collecté par L. Frobenius vers 1905 (?). Sur ce dernier spécimen, les motifs gravés en "aile de papillon" et en croissant complètent le motif linéaire axial (cf. Dapper, 2006, Gabon, Présence des esprits, p.48-49). La collection Barbier-Mueller détient également un masque de type ngil de 44 cm, acquis par Josef Mueller vers 1935 de Charles Vignier, Paris (inv.1019-14), d'une forme assez analogue à celle du masque Léon Truitard, avec une face en coeur en creux sous un front arrondi et bombé, seule cette partie du masque étant blanchie de kaolin. Le visage est marqué d'un long motif multilinéaire axial et coiffé d'une crête sagittale arquée sur le haut du front (cf. Perrois, 1985, Art ancestral du Gabon, pp.150 et 224, fig.82). Provenant du même Sud-Cameroun (ancienne coll. Julius Konietzko, années 20-30), un masque fang, 48 cm, abondamment décoré de motifs gravés mais dépourvu de son engobe de kaolin, fut vendu chez Christie's Paris, le 11 juin 2007 sous le lot 123. (image 2)
Le ngil dans tous ses états
Chez les Fang et notamment ceux du Sud-Cameroun (Beti et Bulu) et du Nord-Gabon (Ntumu), le mélan et le byeri étaient des rites familiaux impliquant les reliques d'ancêtres dûment connus, alors que le ngil (ou ngi selon la graphie de Tessmann) utilisait des ossements et restes humains plutôt étrangers et anonymes pour les pratiques d'ordalies et de lutte contre la sorcellerie. Ce rite de régulation sociale, qu'on a pu comparer à une sorte d'Inquisition ou de justice coutumière voire d'exorcisme collectif, a été observé au début du XXème siècle par le Père H. Trilles (Cssp) lors de ses tournées pastorales, puis peu après par l'ethnographe G. Tessmann. Cependant, ayant souvent provoqué des troubles dans les villages où il était censé veiller au bon ordre des choses, et suite aux graves abus de ses adeptes (justice expéditive, vols de bétail, enlèvement de femmes, etc...), le ngil fut peu à peu interdit par l'administration coloniale entre 1910 et 1920, tant au Gabon qu'au Cameroun, ce qui provoqua la disparition progressive de ses grands masques.
Le ngil ancien comportait trois grades, d'abord les mvon ngi, c'est-à-dire les candidats à l'initiation choisis parmi ceux qui étaient présumés avoir un évus (sorte de parasite imaginaire, ressemblant à un "crabe", dont les Fang faisaient grand cas (ceux qui avaient l'évus, hérité de leur ligne, pouvaient pratiquer le ngwel, la magie noire), ensuite les acolytes du ngil (le porteur du masque et chef de bande, les musiciens et les hommes de main), enfin les grands initiés (mod esam ngi) qui présidaient aux initiations. Le groupe ainsi constitué en une sorte de confrérie secrête, allait de village en village, à la demande et aux frais des commanditaires, à l'occasion par exemple d'un décès inexpliqué et donc suspect, d'une épidémie, d'un accident de chasse ou de soupçons d'envoûtement. Le rite consistait surtout à faire peur à ceux qui auraient eu des intentions maléfiques ou qui conservaient secrêtement des "fétiches" interdits à des fins de sorcellerie, notamment par la manifestation spectaculaire et bruyante du masque, spécialement de nuit. En cas de découverte de sorciers ou présumés tels, ceux-ci étaient punis, bastonnés ou même parfois exécutés sur l'heure. Pour l'initiation de ceux qui voulaient adhérer à cette milice policière, on installait dans un enclos secret à l'écart des habitations (esam ngi), un grand gisant de terre sous lequel étaient enfouis des ossements de un ou plusieurs cadavres (prisonniers de guerre, esclaves, parent sacrifié). G. Tessmann a réalisé des clichés de ces monumentales sculptures (cf. Die Pangwe, 1913), "décorées" de crânes et d'ossements longs, de plumes et de cornes d'antilope. Le ngil utilisait des masques de bois (appelés nkukh ou asu ngi, c'est-à-dire "le visage du ngi"), figure humaine stylisée, aux traits accentués de façon grotesque. Ces masques étaient plus ou moins grands, parfois polychromes, certains étant pourvus de cornes monoxyles (au Sud-Cameroun et au Rio Muni), d'autres étant simplement enduits de kaolin, la couleur symbolique des esprits. Le Père H. Trilles eut plusieurs fois l'occasion d'en voir et même d'en photographier lors de son périple à travers le pays fang (1899-1901).
(image 3)
L'initiation était l'occasion de révéler aux néophytes, dans le plus grand secret, que les masques n'étaient pas des êtres mystérieux mais seulement des accessoires faits pour impressionner les profanes. Le rituel impliquait de disposer d'un ou plusieurs cadavres humains afin de récupérer la force des défunts, en fait de soumettre symboliquement la mort, afin de protéger les vivants de la sorcellerie, la grande hantise de tous. Dans l'esam ngi, à côté de la grande figure de terre, encadrés de grandes statues, les initiés aménageaient une hutte sous laquelle un long souterrain était creusé. Dans ce trou, des ossements (symbolisant la "mère du ngi") étaient disposés ainsi que des lances, plantées ça et là. Le candidat devait se glisser dans la fosse obscure et dangereuse pour essayer de franchir ces obstacles, en masquant sa terreur. En fait, la preuve de sa détermination et de son courage étant faite, on l'empêchait au dernier moment de se blesser gravement. Les initiés s'engageaient alors à refuser d'êtres eux-mêmes des sorciers maléfiques et garder le secret sous peine de mort.
On voit que ces masques, aujourd'hui si recherchés comme un ornement majeur des collections d'art africain, étaient tout sauf des accessoires anodins, malgré leurs formes pures et leurs gracieux décors gravés. Support de croyances liées à la puissance des esprits et à l'espoir de vaincre l'anéantissement de la mort, surtout celle provoquée par les pratiques de sorcellerie, les masques ngil évoquaient la constante liaison entre les vivants et les défunts.
Ouvrages de référence:
Binet, J., 1972, Sociétés de danse chez les Fang du Gabon, Orstom, Paris.
Dapper, musée, 1991, Fang (textes de P. Laburthe-Tolra et C. Falgayrettes-Leveau ; extraits traduits de G. Tessmann, Die Pangwe, 1913).
Grébert, F., 2003, Le Gabon de Fernand Grébert, 1913-1932, ed. D et MEG, Genève.
Panyella, A., 1959, Esquema de etnologia de los Fang Ntumu de la Guinea Espanola, Madrid.
Perrois, L., 1979, Arts du Gabon, ed. AAN, Arnouville.
1985, Ancestral Art of Gabon, ed. Barbier-Mueller, Genève.
2006, Fang, série "Visions d'Afrique", Editions 5 continents, Milan.
2008, "Les masques fang d'Afrique équatoriale", in Tribal Art, n.50, automne-hiver 2008.
Raponda-Walker, A., & Sillans, R., 1962, Rites et croyances des peuples du Gabon, Présence Africaine, Paris.
Louis Perrois
Confusément d'abord, se profilent les bois et les pierres bûchés avec vigueur par Modigliani, le plus souvent cité, et par Brancusi, sans oublier les sculptures de Zadkine, de Lipchitz, de Epstein, et l'oeuvre peint et dessiné du Picasso des années cubistes (le Nu dans la forêt de la collection Gaffé) ; et d'autres encore trop nombreux, célèbres ou ignorés par une histoire de l'art très sélective. Puis, les images se décantent et ne restent en mémoire que des apparences prouvant une filiation, réelle ou hasardeuse, entre l'art fang et la genèse des grands chefs-d'oeuvre occidentaux. Voyeurs, suiveurs, inspirés ou initiés, beaucoup d'artistes doivent plus à l'art primitif qu'ils n'ont bien voulu le reconnaître, sinon dans une osmose inconsciente issue de la présence d'objets ethnographiques dans presque tous les ateliers d'artistes des vingt premières années du XXème siècle, fructueuse consanguinité pour l'art occidental en pleine mutation. Les uns ne "connaissaient" pas l'art primitif ("L'art nègre connaît pas", réponse de Picasso à Guillaume Apollinaire dans Opinions sur l'Art Nègre in Revue Action, Avril 1920, p.25), d'autres, en Allemagne étaient plus honnêtes en l'incluant formellement dans leurs oeuvres. Brancusi lui-même, bien que récusant lui aussi toute présence ou influence primitiviste dans son travail, admit à la fin de sa vie qu'il n'y avait que deux grands peuples sculpteurs : les Roumains et les Africains (Geist, p.361) !
Modigliani aimait l'art africain, il en avait peut-être, il en voyait certainement chez ses amis (Brummer, Epstein, Lipchitz), il en a souvent dessiné les formes et avec talent (dessin de caryatide luba, statue atié, etc...), ses grandes têtes au front bas surmontant de longues faces concaves, où la bouche et le nez semblent s'évanouir entre les arcs, doivent beaucoup sinon tout à l'art africain.
De Modigliani précisément, l'une des plus sublimes têtes a été vendue dans cette même maison de ventes Christie's l'année dernière. Elle illustre bien le propos de cette notice, n'étant ni une copie ni une imitation d'un quelconque objet tribal, mais plutôt la marque d'une connaissance empathique profonde, peut-être même parfois déférente vis-à-vis des matrices de l'art.
Ce grand ngil interpelle d'emblée par son originalité, à l'intérieur de canons stylistiques fang presque invariants décrits par Louis Perrois dans son essai. La concavité abyssale de la face, visage ou museau, sous le front galbé mais étroit, les yeux rapprochés en deux fentes percées au fer rouge, l'absence de bouche ,sinon marquée dans un large rictus en croissant pousant le menton et la maxillaire, noirci au feu ou au charbon, tout confère à ce masque un aspect surnaturel, inhumain ; en accord avec sa fonction rituelle de justicier dotée d'un pouvoir absolu sur ceux que la société secrète gouverne, et terrorise. Comme terrorisait aussi les populations le grand cousin de la forêt, le gorille, parfois assimilé à un avatar du ngil.
Sur ce ngil à patine brun-ambré où s'épanouit l'essence d'un bois équatorial dur à la surface irisée de circonvolutions, on peine à croire qu'elles ont persisté au façonnage par le seul fait du hasard ; ce qui nous plaît ne saurait-t-il donc pas séduire un Fang des territoires du sud Cameroun ? Le hasard dans l'art africain n'existe pas, il n'est qu'apprentissage et volonté. Ainsi se pose la question de la couleur d'origine du masque, était-il blanc comme beaucoup, ou bi-chromé comme certains (le masque Ngil du Musée Barbier-Mueller), ou était-il resté tel quel, juste avec des scarifications et des ornements pyrogravés, ainsi qu'apparaît en partie le plus ancien ngil répertorié du Museum für Völkerkunde, collecté par Tessmann ou Heisse en pays Mabéa, au Cameroun allemand à la fin du XIXème siècle, reproduit en illustration par Louis Perrois dans Art ancestral du Gabon, (Musée Barbier-Mueller, 1985, p.182), et celui de Coppier, 1905, de l'ancienne collection Chambon aujourd'hui dans les collections du Musée d'Ethnographie de Genève (voir infra, Perrois). L'examen à la loupe par un expert restaurateur n'a révélé aucune trace même infime de kaolin.
En revanche sur la crête persistent des traces d'ancien vernis comme il est fréquent sur les très vieux objets. Détail d'importance, le pourtour du masque, et jusque sur le front, est constellé de fines chevilles de bambou affleurant encore en surface, servant à l'origine à maintenir la vaste parure de paille tressée dissimulant le corps du porteur. Ce masque est fonctionnel, il a été fait pour servir. Sa fonctionnalité est encore confirmée par l'élégant rapprochement galbé des bords du masque au revers assurant une meilleure tenue sur la tête du porteur.
Rapporté dans les années 1920 par Léon Truitard, Administrateur des Colonies en poste au Cameroun, ce masque est resté accroché aux murs de sa maison bourguignonne pendant des décennies et n'a jamais été publié; de cette attribution d'origine géographique restent seules visibles, hélas, les lettres " ..erritoir.. " sur l'ancienne étiquette dont quelques centimètres attachés encore à la joue droite, mention informative destinée à une probable exposition; d'autres objets du Cameroun fang et bamiléké accompagnaient le ngil, ceux-ci furent vendus en 1987 par l'Etude Loudmer (Pierre Amrouche, expert). Léon Truitard et sa femme Suzanne, artiste peintre et graveur, sans être des collectionneurs au sens strict, étaient amateurs d'art et avaient un oeil sûr : ils n'ont conservé que des pièces de tout premier ordre.
Les masques ngil comptent parmi les objets les plus rares de l'art africain, la découverte d'un masque comme celui-ci, dont les proportions sont exceptionnelles - il est l'un des plus grands exemplaires connus - est un évènement marquant qui concerne tant bien les collectionneurs d'art africain que les amateurs d'art moderne.
Pierre Amrouche
On sait que les masques de type ngil des Fang sont des objets exceptionnels et rares, du moins ceux qui sont d'une provenance certifiée. Ce masque s'impose par son allure majestueuse, dans une déclinaison particulièrement réussie des canons classiques de la sculpture fang traditionnelle. On y retrouve une plastique pure tout en courbes, de face comme de profil, celles du front parfaitement bombé qui s'opposent à celles, en creux, des grandes orbites et des joues démesurées. De part et d'autre du nez allongé, les petits yeux, simplement fendus, confèrent à l'effigie un air sévère, voire cruel, bien en rapport avec le rôle d'inquisiteur qu'avait ce masque-casque dans la tradition fang, tant au Sud-Cameroun qu'au Nord-Gabon. Au plan des marques décoratives, on remarque la finesse des motifs gravés, en croissant sous le nez et sur les parties latérales du front, en " ailes de papillon " (triangles opposés par leur sommet) sur le front, et linéaires dans l'axe allant du front au nez, auxquels s'ajoute une barbe stylisée en multiples stries sous le menton. Dans la partie inférieure du visage, l'arrondi est souligné en facette, celle-ci ayant été enduite d'un pigment sombre dont on distingue encore des traces noirâtres.
Le masque "Léon Truitard" peut être utilement comparé à quelques spécimens de référence connus à travers les musées et les collections. Par exemple, un masque "ngel" (ou "ngil") collecté par K. Ritter en 1914 au Sud-Kamerun allemand, chez les Bulu d'Ebolowa, et conservé au M.f.V. de Munich (Staatlichen Museums für Völkerkunde), n.inv. I-67-1. Ce masque facial de 35 cm, de patine blanchâtre, d'une grande sobriété de lignes et de volumes, est dépourvu de bouche et marqué des mêmes motifs gravés que celui de Léon Truitard : un long motif multilinéaire allant du front au menton et un autre en "aile de papillon" sur le front (cf. Maria Kecsksi, 1982, Kunst aus dem Alten Afrika, Innsbruck-Frankfurt, p.254, n.285).
(comp G)
A noter que ce motif linéaire axial, ainsi que parfois la crête sagittale du sommet (évoquant les coiffes postiches à crête des Fang), se retrouvent sur plusieurs autres masques connus (tous des masques-casques à enfiler sur la tête), tels celui de l'ancienne collection Vérité (50 cm, cf. catalogue de la Vente Vérité, n.193, 17-18 juin 2006) ; le masque collecté par F. Coppier en 1905 du Musée d'ethnographie de Genève (40 cm, traces de terre blanche, anc. collection Emile Chambon) ; celui du Musée Dapper, 51 cm, inv.2646, qui aurait été collecté par L. Frobenius vers 1905 (?). Sur ce dernier spécimen, les motifs gravés en "aile de papillon" et en croissant complètent le motif linéaire axial (cf. Dapper, 2006, Gabon, Présence des esprits, p.48-49). La collection Barbier-Mueller détient également un masque de type ngil de 44 cm, acquis par Josef Mueller vers 1935 de Charles Vignier, Paris (inv.1019-14), d'une forme assez analogue à celle du masque Léon Truitard, avec une face en coeur en creux sous un front arrondi et bombé, seule cette partie du masque étant blanchie de kaolin. Le visage est marqué d'un long motif multilinéaire axial et coiffé d'une crête sagittale arquée sur le haut du front (cf. Perrois, 1985, Art ancestral du Gabon, pp.150 et 224, fig.82). Provenant du même Sud-Cameroun (ancienne coll. Julius Konietzko, années 20-30), un masque fang, 48 cm, abondamment décoré de motifs gravés mais dépourvu de son engobe de kaolin, fut vendu chez Christie's Paris, le 11 juin 2007 sous le lot 123. (image 2)
Le ngil dans tous ses états
Chez les Fang et notamment ceux du Sud-Cameroun (Beti et Bulu) et du Nord-Gabon (Ntumu), le mélan et le byeri étaient des rites familiaux impliquant les reliques d'ancêtres dûment connus, alors que le ngil (ou ngi selon la graphie de Tessmann) utilisait des ossements et restes humains plutôt étrangers et anonymes pour les pratiques d'ordalies et de lutte contre la sorcellerie. Ce rite de régulation sociale, qu'on a pu comparer à une sorte d'Inquisition ou de justice coutumière voire d'exorcisme collectif, a été observé au début du XXème siècle par le Père H. Trilles (Cssp) lors de ses tournées pastorales, puis peu après par l'ethnographe G. Tessmann. Cependant, ayant souvent provoqué des troubles dans les villages où il était censé veiller au bon ordre des choses, et suite aux graves abus de ses adeptes (justice expéditive, vols de bétail, enlèvement de femmes, etc...), le ngil fut peu à peu interdit par l'administration coloniale entre 1910 et 1920, tant au Gabon qu'au Cameroun, ce qui provoqua la disparition progressive de ses grands masques.
Le ngil ancien comportait trois grades, d'abord les mvon ngi, c'est-à-dire les candidats à l'initiation choisis parmi ceux qui étaient présumés avoir un évus (sorte de parasite imaginaire, ressemblant à un "crabe", dont les Fang faisaient grand cas (ceux qui avaient l'évus, hérité de leur ligne, pouvaient pratiquer le ngwel, la magie noire), ensuite les acolytes du ngil (le porteur du masque et chef de bande, les musiciens et les hommes de main), enfin les grands initiés (mod esam ngi) qui présidaient aux initiations. Le groupe ainsi constitué en une sorte de confrérie secrête, allait de village en village, à la demande et aux frais des commanditaires, à l'occasion par exemple d'un décès inexpliqué et donc suspect, d'une épidémie, d'un accident de chasse ou de soupçons d'envoûtement. Le rite consistait surtout à faire peur à ceux qui auraient eu des intentions maléfiques ou qui conservaient secrêtement des "fétiches" interdits à des fins de sorcellerie, notamment par la manifestation spectaculaire et bruyante du masque, spécialement de nuit. En cas de découverte de sorciers ou présumés tels, ceux-ci étaient punis, bastonnés ou même parfois exécutés sur l'heure. Pour l'initiation de ceux qui voulaient adhérer à cette milice policière, on installait dans un enclos secret à l'écart des habitations (esam ngi), un grand gisant de terre sous lequel étaient enfouis des ossements de un ou plusieurs cadavres (prisonniers de guerre, esclaves, parent sacrifié). G. Tessmann a réalisé des clichés de ces monumentales sculptures (cf. Die Pangwe, 1913), "décorées" de crânes et d'ossements longs, de plumes et de cornes d'antilope. Le ngil utilisait des masques de bois (appelés nkukh ou asu ngi, c'est-à-dire "le visage du ngi"), figure humaine stylisée, aux traits accentués de façon grotesque. Ces masques étaient plus ou moins grands, parfois polychromes, certains étant pourvus de cornes monoxyles (au Sud-Cameroun et au Rio Muni), d'autres étant simplement enduits de kaolin, la couleur symbolique des esprits. Le Père H. Trilles eut plusieurs fois l'occasion d'en voir et même d'en photographier lors de son périple à travers le pays fang (1899-1901).
(image 3)
L'initiation était l'occasion de révéler aux néophytes, dans le plus grand secret, que les masques n'étaient pas des êtres mystérieux mais seulement des accessoires faits pour impressionner les profanes. Le rituel impliquait de disposer d'un ou plusieurs cadavres humains afin de récupérer la force des défunts, en fait de soumettre symboliquement la mort, afin de protéger les vivants de la sorcellerie, la grande hantise de tous. Dans l'esam ngi, à côté de la grande figure de terre, encadrés de grandes statues, les initiés aménageaient une hutte sous laquelle un long souterrain était creusé. Dans ce trou, des ossements (symbolisant la "mère du ngi") étaient disposés ainsi que des lances, plantées ça et là. Le candidat devait se glisser dans la fosse obscure et dangereuse pour essayer de franchir ces obstacles, en masquant sa terreur. En fait, la preuve de sa détermination et de son courage étant faite, on l'empêchait au dernier moment de se blesser gravement. Les initiés s'engageaient alors à refuser d'êtres eux-mêmes des sorciers maléfiques et garder le secret sous peine de mort.
On voit que ces masques, aujourd'hui si recherchés comme un ornement majeur des collections d'art africain, étaient tout sauf des accessoires anodins, malgré leurs formes pures et leurs gracieux décors gravés. Support de croyances liées à la puissance des esprits et à l'espoir de vaincre l'anéantissement de la mort, surtout celle provoquée par les pratiques de sorcellerie, les masques ngil évoquaient la constante liaison entre les vivants et les défunts.
Ouvrages de référence:
Binet, J., 1972, Sociétés de danse chez les Fang du Gabon, Orstom, Paris.
Dapper, musée, 1991, Fang (textes de P. Laburthe-Tolra et C. Falgayrettes-Leveau ; extraits traduits de G. Tessmann, Die Pangwe, 1913).
Grébert, F., 2003, Le Gabon de Fernand Grébert, 1913-1932, ed. D et MEG, Genève.
Panyella, A., 1959, Esquema de etnologia de los Fang Ntumu de la Guinea Espanola, Madrid.
Perrois, L., 1979, Arts du Gabon, ed. AAN, Arnouville.
1985, Ancestral Art of Gabon, ed. Barbier-Mueller, Genève.
2006, Fang, série "Visions d'Afrique", Editions 5 continents, Milan.
2008, "Les masques fang d'Afrique équatoriale", in Tribal Art, n.50, automne-hiver 2008.
Raponda-Walker, A., & Sillans, R., 1962, Rites et croyances des peuples du Gabon, Présence Africaine, Paris.
Louis Perrois