拍品专文
Fruit d’une redécouverte inédite, conservée à l’abri des regards depuis plus de cinq décennies, Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 est une œuvre de Pierre Soulages d’une beauté et d’une luminosité exceptionnelles. Acquise en 1961 auprès de la Galerie Samuel Kootz de New York par Donald et Jean Stralem, collectionneurs visionnaires qui l’intègrent à un ensemble comprenant des œuvres majeures de Matisse, Cézanne, Giacometti, van Gogh et bien d’autres. Elle tient notamment compagnie au célèbre « Picasso Stralem » : l’emblématique Portrait bleu de Angel Fernández de Soto (1903), dont la vente en 1995 avait fait sensation sur le marché. S’inscrivant dans ce glorieux passé, l’œuvre est un chef-d'œuvre de la grande époque de Soulages. Sur un fond blanc cassé, de larges bandes de noir et de bleu prussien dessinent une structure à angle droit exhalant une puissance rythmique et nerveuse. Les traits horizontaux recouvrent la toile comme l’aile iridescente d’un oiseau. Des bandes d’un noir intense sont suspendues sur la gauche, imposant une tension asymétrique. Dans ce brillant exemple de sa technique de raclage, Soulages a retiré la matière bleue et noire encore humide à coups de spatule artisanale, révélant de vifs éclats et halos de lumière. On ne peut échapper à l’emprise de cette peinture à hauteur d’homme. Son empreinte saphir sur le blanc renvoie à la présence théâtrale des anthropométries d’Yves Klein, grand maître du bleu. Ses nuances sombres et étincelantes créent un clair-obscur digne des Vieux Maîtres. Sa calligraphie marbrée rappelle les voiles de couleur, couchés par Gerhard Richter dans les années 1980. De l’éclat opaque, finement granuleux du noir à la pâleur du fond, qui s’étale tel une fresque, en passant par les lacérations translucides, presque transparentes de bleu paon, Soulages exploite le plein potentiel des propriétés purement physiques de la peinture à l’huile, célébrant ce qu’il appelle ses qualités physionomiques. Prenant chaque décision en observant la peinture qui se trouve à l’instant même devant ses yeux, il ne peint pas comme un philosophe, un narrateur ou un idéologue, mais comme un peintre. Malgré sa notoriété précoce en Amérique, alors que le monde de l’art se détourne de Paris au profit de New York dans les années 1950, il ne peut non plus être qualifié d’expressionniste abstrait. Il ne cherche pas à capturer le geste ou l’émotion dans ses touches mais à agencer les contrastes en une surface singulière et énergique, que l’on appréhende dans son ensemble. Comme l’artiste le dit lui-même : « Je ne dépeins pas, je peins. Je ne représente pas, je présente » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, Pierre Soulages : Outrenoir : Entretiens avec Françoise Jaunin, Lausanne, 2014, p. 16).
Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 s’inscrit à l’apogée d’une période caractérisée par la technique du raclage, l’apothéose d’une carrière marquée par une remarquable et immuable constance. L’artiste réalise d’abord des compositions linéaires et monochromes en 1947, y forgeant le principe directeur de son art : si une ligne n’a pas enregistré la durée de son tracé, le temps y est immobile et le mouvement se voit transformé en tension dynamique. Dans les années 1950, il expérimente l’effet clair-obscur et l’entrecroisement de traits de matière sombre, accouchant de peintures aux couleurs diaphanes et complexes, créées par superpositions et grattages saccadés de pigments. « Les années 1957-1963 , écrit Pierre Encrevé, vont particulièrement illustrer une des techniques caractéristiques de Soulages dans le double traitement de la surface : celle du raclage, ou, si l’on préfère, de la transparence par découvrement. Sur la toile préparée (apprêt blanc), il dispose une couche de peinture couvrant une partie ou la totalité de la toile, à laquelle il superpose, dans le frais, une ou plusieurs couches de couleurs différentes. Avec des spatules à lame souple chargées le plus souvent de pâte noire, il découvre alors une partie du fond : selon la puissance et la forme du mouvement, le raclage retirera la peinture jusqu’à la toile, ou seulement jusqu’à une des couches intermédiaires. Se produit un mélange subtil, et chaque fois surprenant pour le peintre lui-même, des couleurs des différentes couches ; se découvrent alors sur la toile des variations infinies de couleurs, des luminosités nouvelles, et des intensités colorées inattendues à travers des transparences noires … Même si le blanc apparaît encore souvent en fond de toile, le rouge, le bleu, l’ocre jaune semblent les couleurs d’élection de Soulages pour voisiner désormais avec le noir, sur de larges surfaces, dans le même temps où il les utilise pour créer ces mélanges, ces disparitions-réapparitions sous le voile du noir raclé par la lame où la couleur « transfigurée » acquiert une présence d’une intensité émotionnelle très particulière » (P. Encrevé, « Le noir et l’outrenoir », dans Soulages : Noir Lumière, cat. exp. Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1996, p. 30).
Dans Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961, les tons translucides décrits par Encrevé exhalent un rayonnement euphorisant. Peinte dans le spacieux atelier de la rue Galande, que Soulages investit en 1957 et qu’il occupera pendant presque deux décennies, elle est l’œuvre d’un artiste au summum de sa puissance. Encore peu acclamé en France, Soulages jouit d’un immense succès à New York. En visite dans la ville en 1957, il devient un ami proche de Robert Motherwell and Mark Rothko. En 1959, le prix payé pour ses œuvres par son marchand Samuel Kootz double pour la seconde fois en quatre ans. En juillet de la même année, Rothko rend visite à Soulages et son épouse à Paris, qui organisent une réception en son honneur à l’atelier. Alors que l’Américain n’a jamais eu d’influence directe sur le travail de Soulages, Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 porte en elle la trace de cet impact vertical monumental propre aux bandes de couleur flottantes de Rothko, dévoilant certainement l’enthousiasme que suscitait chez le peintre leurs échanges animés. Cette œuvre révèle un Soulages énergique et téméraire, usant de sa technique avec une cadence chromatique particulièrement musclée : ses rythmes rappellent la structure de sa peinture préférée au Louvre, La bataille de San Romano de Paolo Uccello, qu’il admirait pour ce qu’il dénommait « ces répétitions, cette verticale perpétuellement brisée par les obliques, l’espace que crée ce battement répété. Ce mélange inextricable de cohérence et d’incohérence » (P. Soulages, cité dans P. Schneider, « Au Louvre avec Soulages », Preuves, no. 143, juin 1963, pp. 46-53). Au-delà de la relation dynamique entre le bleu, le noir et le blanc calcaire, Soulages joue avec les textures tantôt rugueuses, tantôt lisses, diagonales et horizontales, exploitant la myriade d’interactions de la matière avec la lumière pour renforcer encore la puissance et le contraste, remplissant la surface de vie, comme un prélude à l’énergie vibrante et fracassante de ses toiles entièrement noires, les Outrenoirs qu’il débute en 1979.
Né à Rodez dans le sud de la France en 1919, le jeune Soulages est fasciné par les menhirs exposés au Musée Fenaille. « La Dame de Saint Sernin », le plus célèbre de ces menhirs sculptés de façon anthropomorphe, qui date de la fin du Néolithique, a été découverte en 1888 dans les tout proches Monts de Lacaune. Âgé de dix-sept ans, Soulages devient lui-même un peu archéologue : il découvre une cache de tessons de poterie et de pointes de flèches à proximité d’un tombeau préhistorique, c’est la toute première fois qu’un musée cite son nom, bien avant sa gloire artistique. Il est indigné lorsqu’un professeur raille la simplicité des gravures austères de Sainte-Foy de Conques, une magnifique abbatiale de style roman proche de sa ville natale. Sous la vaste voûte en berceau de cet édifice du XIe siècle, Soulages observe l’ombre et la lumière prendre vie. Cette expérience marquante lui inspire sa vocation : il sera peintre. « Même aujourd’hui dans le maniement de la couleur [chez Soulages], écrit James Johnson Sweeney en 1972, il subsiste quelque chose qui rappelle la chaude pénombre de l’intérieur roman de Sainte-Foy. Là le noir n’était pas inanimé, mais il y avait une vivante obscurité doucement palpitante, diffuse dans la luminosité subtile qui parvenait à sa plénitude dans les rais de lumière des hautes fenêtres étroites et dans son doux reflet sur les dalles et sur les murs » (J. Johnson Sweeney, Pierre Soulages, New York, 1972, pp. 10-11). En 1986, revient à Soulages l’honneur de concevoir des vitraux pour Sainte-Foy, pour lesquels il développe une nouvelle forme de verre à translucidité variable.
Autre profonde inspiration, la grotte de Lascaux, découverte en Dordogne en 1940 par des adolescents, et son art rupestre vieux de 17 000 ans. Lorsqu’en 1994, les peintures encore plus anciennes de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc sont mises à jour, Soulages exulte. À ce jour, sa propre palette s’est à peine éloignée des profonds noirs-bleus, ocres et rouges élémentaires utilisés par ces artistes restés dans l’ombre de la préhistoire. Pour Soulages, ces créations brutes sont bien plus émouvantes que nombre de représentations mimétiques élégantes de l’art classique. Il est impressionné par leur ferveur et leur intensité, l’expression d’un désir ardent d’échapper à l’éphémère. Il déclare « Je me suis toujours insurgé contre cette conception sottement évolutionniste de l'art, qui fait croire qu'il y a d'abord des tâtonnements maladroits, puis que la technique devient de plus en plus habile et maîtrisée, et qu'on arrive enfin à l'apothéose d'un art parfaitement imitatif. Il faut le dire et le répéter : il n'y a pas de progrès en art, seulement des techniques qui se perfectionnent et qui peuvent vous conduire là où vous ne voulez pas aller. Les peintres de Lascaux ou de Chauvet ont d'emblée porté l'art à un sommet » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., pp. 45-46).
Sweeney, soutien de la première heure de Soulages en sa qualité de directeur du Guggenheim dans les années 1950, écrit cette phrase mémorable : « Une peinture de Pierre Soulages est comme un accord sur un vaste clavier, des deux mains ensemble—plaqué et tenu » (J. Johnson Sweeney, ibid., p. 5). Cette comparaison pertinente capture l’impact singulier et durable de l'œuvre de Soulages. Il est essentiel de distinguer l’accord de la mélodie : contrairement aux séquences gestuelles de bien des peintures relevant de l'expressionnisme abstrait, une œuvre telle que Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 n’offre aucun itinéraire à suivre, aucune anecdote temporelle des émotions de l’artiste déversées ou projetées sur la toile. Ni lyrique, ni personnelle, ni sentimentale, elle est au contraire une surface contenue et résonante, faite d’énergie chromatique et structurée. Soulages ne peint jamais « de tête », couchant une projection intérieure, mais en réponse à la peinture qui se trouve sous ses yeux, travaillant directement avec sa viscosité, sa translucidité et sa couleur pour créer un « signe » qui puisse être compris en un instant. Pour appliquer la peinture, il utilise des pinceaux de peintre en bâtiment ou des racloirs plats et larges qu’il fabrique lui-même à partir de chutes de cuir et de caoutchouc, omettant intentionnellement la dimension expressive de la trace gestuelle. « Plutôt que de mouvement, je préfère parler de tension », explique-t-il. « Et de rythme, oui. On peut dire aussi forme : une mise en forme de la matière et de la lumière » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., p. 92).
Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 tire sa force d’une profonde et complexe maîtrise de la couleur et de la forme. Soulages aime à relater un épisode de son enfance, alors qu’il traçait des traits noirs sur du papier. Une amie de sa sœur aînée lui demande ce qu’il peint et éclate de rire lorsqu’il répond « de la neige ». Il essayait de rendre le papier plus blanc, lumineux, semblable à la neige scintillante par contraste avec l’encre noire. Cette sensibilité intuitive façonnera l’ensemble de l'œuvre mature de Soulages. Il reconnaît que la couleur n’est pas absolue : notre perception de toute nuance donnée est modifiée par sa forme, son uniformité, son interaction avec les couleurs qui l’entourent et sa quantité. « Gauguin l’avait déjà parfaitement exprimé, quand il disait qu’un kilo de vert est plus vert que cent grammes du même vert » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., pp. 12-13). Chaque touche de Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 est ainsi un élément en soi et la peinture dans son ensemble une expérience des plus riches, où toutes les variables s’animent simultanément. Chaque éclat de bleu nuit exposé, chaque rayon de lumière capturé par le grain brossé du noir, impose sa propre personnalité dans un jeu de variations infinies et irréductibles.
Parfois comparé aux peintres américains Franz Kline et Robert Motherwell, Soulages peine à reconnaître une parenté stylistique avec les deux artistes, qu’il apprécie par ailleurs. Bien que les compositions monochromes stridentes de Kline en 1950-1951 semblent en apparence comparables à ses premières œuvres, Soulages le précède de plusieurs années et ne partage pas l’intérêt prédominant de Kline pour le mouvement physique. Lorsque Soulages se rend pour la première fois à New York en 1957, Motherwell professe que les Américains sont seuls capables de comprendre réellement l’expressionnisme abstrait. Soulages réplique « Un art doit pouvoir être compris, aimé, partagé par n’importe qui, n’importe où dans le monde. Que nous soyons marqués par la culture dans laquelle nous avons grandi et vécu, cela fait partie de nous, bien évidemment. Mais je crois qu’en art, il n’y a, fondamentalement, que des aventures personnelles qui dépassent l’individu et même sa culture » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., p. 31). À l’instar de feu son ami Zao Wou-Ki, dont les influences sino-françaises fusionnent en une esthétique picturale à l’attrait universel, il est convaincu que diviser l’art en groupes ou mouvements est aussi réducteur que d’utiliser un mot pour décrire une couleur. L’art, pour Soulages, débute précisément là où les mots s’arrêtent. C’est également pour cette raison qu’il use toujours du même format neutre pour ses titres—peinture, dimensions, date. Rejetant fermement toute signification extrapicturale, il propose au spectateur de se laisser guider uniquement par la dynamique singulière et changeante de ses formes abstraites.
Si à travers ses bleus, Klein recherchait le vide immatériel, dans Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961, au contraire, Soulages trouve l’éternel à travers la matérialité. Pour lui, une peinture réussie est intrinsèquement transcendante : elle existe non pas en tant qu’artefact de son temps, mais s'immisce dans le présent volatile, à chaque instant renouvelé, qui se crée à travers le regard du spectateur. Concentrée, intemporelle et sereine, Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 appelle une réponse aussi profonde et engagée que le bestiaire d’une grotte préhistorique, l’obscurité gracieuse de Conques, le bleu aveuglant du ciel de Titien ou les mers déchaînées de Turner. Comme tout art à la puissance et au mystère non feints, sa vie est éternelle. « Cela se passe entre la surface de la peinture et la personne qui se trouve devant, dit encore Soulages. La réflexion de la lumière, voilà ce qui nous touche » (P. Soulages, cité dans N. Siegal, « Black Is Still the Only Color for Pierre Soulages », New York Times, 29 novembre 2019).
Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 s’inscrit à l’apogée d’une période caractérisée par la technique du raclage, l’apothéose d’une carrière marquée par une remarquable et immuable constance. L’artiste réalise d’abord des compositions linéaires et monochromes en 1947, y forgeant le principe directeur de son art : si une ligne n’a pas enregistré la durée de son tracé, le temps y est immobile et le mouvement se voit transformé en tension dynamique. Dans les années 1950, il expérimente l’effet clair-obscur et l’entrecroisement de traits de matière sombre, accouchant de peintures aux couleurs diaphanes et complexes, créées par superpositions et grattages saccadés de pigments. « Les années 1957-1963 , écrit Pierre Encrevé, vont particulièrement illustrer une des techniques caractéristiques de Soulages dans le double traitement de la surface : celle du raclage, ou, si l’on préfère, de la transparence par découvrement. Sur la toile préparée (apprêt blanc), il dispose une couche de peinture couvrant une partie ou la totalité de la toile, à laquelle il superpose, dans le frais, une ou plusieurs couches de couleurs différentes. Avec des spatules à lame souple chargées le plus souvent de pâte noire, il découvre alors une partie du fond : selon la puissance et la forme du mouvement, le raclage retirera la peinture jusqu’à la toile, ou seulement jusqu’à une des couches intermédiaires. Se produit un mélange subtil, et chaque fois surprenant pour le peintre lui-même, des couleurs des différentes couches ; se découvrent alors sur la toile des variations infinies de couleurs, des luminosités nouvelles, et des intensités colorées inattendues à travers des transparences noires … Même si le blanc apparaît encore souvent en fond de toile, le rouge, le bleu, l’ocre jaune semblent les couleurs d’élection de Soulages pour voisiner désormais avec le noir, sur de larges surfaces, dans le même temps où il les utilise pour créer ces mélanges, ces disparitions-réapparitions sous le voile du noir raclé par la lame où la couleur « transfigurée » acquiert une présence d’une intensité émotionnelle très particulière » (P. Encrevé, « Le noir et l’outrenoir », dans Soulages : Noir Lumière, cat. exp. Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris, 1996, p. 30).
Dans Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961, les tons translucides décrits par Encrevé exhalent un rayonnement euphorisant. Peinte dans le spacieux atelier de la rue Galande, que Soulages investit en 1957 et qu’il occupera pendant presque deux décennies, elle est l’œuvre d’un artiste au summum de sa puissance. Encore peu acclamé en France, Soulages jouit d’un immense succès à New York. En visite dans la ville en 1957, il devient un ami proche de Robert Motherwell and Mark Rothko. En 1959, le prix payé pour ses œuvres par son marchand Samuel Kootz double pour la seconde fois en quatre ans. En juillet de la même année, Rothko rend visite à Soulages et son épouse à Paris, qui organisent une réception en son honneur à l’atelier. Alors que l’Américain n’a jamais eu d’influence directe sur le travail de Soulages, Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 porte en elle la trace de cet impact vertical monumental propre aux bandes de couleur flottantes de Rothko, dévoilant certainement l’enthousiasme que suscitait chez le peintre leurs échanges animés. Cette œuvre révèle un Soulages énergique et téméraire, usant de sa technique avec une cadence chromatique particulièrement musclée : ses rythmes rappellent la structure de sa peinture préférée au Louvre, La bataille de San Romano de Paolo Uccello, qu’il admirait pour ce qu’il dénommait « ces répétitions, cette verticale perpétuellement brisée par les obliques, l’espace que crée ce battement répété. Ce mélange inextricable de cohérence et d’incohérence » (P. Soulages, cité dans P. Schneider, « Au Louvre avec Soulages », Preuves, no. 143, juin 1963, pp. 46-53). Au-delà de la relation dynamique entre le bleu, le noir et le blanc calcaire, Soulages joue avec les textures tantôt rugueuses, tantôt lisses, diagonales et horizontales, exploitant la myriade d’interactions de la matière avec la lumière pour renforcer encore la puissance et le contraste, remplissant la surface de vie, comme un prélude à l’énergie vibrante et fracassante de ses toiles entièrement noires, les Outrenoirs qu’il débute en 1979.
Né à Rodez dans le sud de la France en 1919, le jeune Soulages est fasciné par les menhirs exposés au Musée Fenaille. « La Dame de Saint Sernin », le plus célèbre de ces menhirs sculptés de façon anthropomorphe, qui date de la fin du Néolithique, a été découverte en 1888 dans les tout proches Monts de Lacaune. Âgé de dix-sept ans, Soulages devient lui-même un peu archéologue : il découvre une cache de tessons de poterie et de pointes de flèches à proximité d’un tombeau préhistorique, c’est la toute première fois qu’un musée cite son nom, bien avant sa gloire artistique. Il est indigné lorsqu’un professeur raille la simplicité des gravures austères de Sainte-Foy de Conques, une magnifique abbatiale de style roman proche de sa ville natale. Sous la vaste voûte en berceau de cet édifice du XIe siècle, Soulages observe l’ombre et la lumière prendre vie. Cette expérience marquante lui inspire sa vocation : il sera peintre. « Même aujourd’hui dans le maniement de la couleur [chez Soulages], écrit James Johnson Sweeney en 1972, il subsiste quelque chose qui rappelle la chaude pénombre de l’intérieur roman de Sainte-Foy. Là le noir n’était pas inanimé, mais il y avait une vivante obscurité doucement palpitante, diffuse dans la luminosité subtile qui parvenait à sa plénitude dans les rais de lumière des hautes fenêtres étroites et dans son doux reflet sur les dalles et sur les murs » (J. Johnson Sweeney, Pierre Soulages, New York, 1972, pp. 10-11). En 1986, revient à Soulages l’honneur de concevoir des vitraux pour Sainte-Foy, pour lesquels il développe une nouvelle forme de verre à translucidité variable.
Autre profonde inspiration, la grotte de Lascaux, découverte en Dordogne en 1940 par des adolescents, et son art rupestre vieux de 17 000 ans. Lorsqu’en 1994, les peintures encore plus anciennes de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc sont mises à jour, Soulages exulte. À ce jour, sa propre palette s’est à peine éloignée des profonds noirs-bleus, ocres et rouges élémentaires utilisés par ces artistes restés dans l’ombre de la préhistoire. Pour Soulages, ces créations brutes sont bien plus émouvantes que nombre de représentations mimétiques élégantes de l’art classique. Il est impressionné par leur ferveur et leur intensité, l’expression d’un désir ardent d’échapper à l’éphémère. Il déclare « Je me suis toujours insurgé contre cette conception sottement évolutionniste de l'art, qui fait croire qu'il y a d'abord des tâtonnements maladroits, puis que la technique devient de plus en plus habile et maîtrisée, et qu'on arrive enfin à l'apothéose d'un art parfaitement imitatif. Il faut le dire et le répéter : il n'y a pas de progrès en art, seulement des techniques qui se perfectionnent et qui peuvent vous conduire là où vous ne voulez pas aller. Les peintres de Lascaux ou de Chauvet ont d'emblée porté l'art à un sommet » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., pp. 45-46).
Sweeney, soutien de la première heure de Soulages en sa qualité de directeur du Guggenheim dans les années 1950, écrit cette phrase mémorable : « Une peinture de Pierre Soulages est comme un accord sur un vaste clavier, des deux mains ensemble—plaqué et tenu » (J. Johnson Sweeney, ibid., p. 5). Cette comparaison pertinente capture l’impact singulier et durable de l'œuvre de Soulages. Il est essentiel de distinguer l’accord de la mélodie : contrairement aux séquences gestuelles de bien des peintures relevant de l'expressionnisme abstrait, une œuvre telle que Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 n’offre aucun itinéraire à suivre, aucune anecdote temporelle des émotions de l’artiste déversées ou projetées sur la toile. Ni lyrique, ni personnelle, ni sentimentale, elle est au contraire une surface contenue et résonante, faite d’énergie chromatique et structurée. Soulages ne peint jamais « de tête », couchant une projection intérieure, mais en réponse à la peinture qui se trouve sous ses yeux, travaillant directement avec sa viscosité, sa translucidité et sa couleur pour créer un « signe » qui puisse être compris en un instant. Pour appliquer la peinture, il utilise des pinceaux de peintre en bâtiment ou des racloirs plats et larges qu’il fabrique lui-même à partir de chutes de cuir et de caoutchouc, omettant intentionnellement la dimension expressive de la trace gestuelle. « Plutôt que de mouvement, je préfère parler de tension », explique-t-il. « Et de rythme, oui. On peut dire aussi forme : une mise en forme de la matière et de la lumière » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., p. 92).
Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 tire sa force d’une profonde et complexe maîtrise de la couleur et de la forme. Soulages aime à relater un épisode de son enfance, alors qu’il traçait des traits noirs sur du papier. Une amie de sa sœur aînée lui demande ce qu’il peint et éclate de rire lorsqu’il répond « de la neige ». Il essayait de rendre le papier plus blanc, lumineux, semblable à la neige scintillante par contraste avec l’encre noire. Cette sensibilité intuitive façonnera l’ensemble de l'œuvre mature de Soulages. Il reconnaît que la couleur n’est pas absolue : notre perception de toute nuance donnée est modifiée par sa forme, son uniformité, son interaction avec les couleurs qui l’entourent et sa quantité. « Gauguin l’avait déjà parfaitement exprimé, quand il disait qu’un kilo de vert est plus vert que cent grammes du même vert » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., pp. 12-13). Chaque touche de Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 est ainsi un élément en soi et la peinture dans son ensemble une expérience des plus riches, où toutes les variables s’animent simultanément. Chaque éclat de bleu nuit exposé, chaque rayon de lumière capturé par le grain brossé du noir, impose sa propre personnalité dans un jeu de variations infinies et irréductibles.
Parfois comparé aux peintres américains Franz Kline et Robert Motherwell, Soulages peine à reconnaître une parenté stylistique avec les deux artistes, qu’il apprécie par ailleurs. Bien que les compositions monochromes stridentes de Kline en 1950-1951 semblent en apparence comparables à ses premières œuvres, Soulages le précède de plusieurs années et ne partage pas l’intérêt prédominant de Kline pour le mouvement physique. Lorsque Soulages se rend pour la première fois à New York en 1957, Motherwell professe que les Américains sont seuls capables de comprendre réellement l’expressionnisme abstrait. Soulages réplique « Un art doit pouvoir être compris, aimé, partagé par n’importe qui, n’importe où dans le monde. Que nous soyons marqués par la culture dans laquelle nous avons grandi et vécu, cela fait partie de nous, bien évidemment. Mais je crois qu’en art, il n’y a, fondamentalement, que des aventures personnelles qui dépassent l’individu et même sa culture » (P. Soulages, cité dans F. Jaunin, ibid., p. 31). À l’instar de feu son ami Zao Wou-Ki, dont les influences sino-françaises fusionnent en une esthétique picturale à l’attrait universel, il est convaincu que diviser l’art en groupes ou mouvements est aussi réducteur que d’utiliser un mot pour décrire une couleur. L’art, pour Soulages, débute précisément là où les mots s’arrêtent. C’est également pour cette raison qu’il use toujours du même format neutre pour ses titres—peinture, dimensions, date. Rejetant fermement toute signification extrapicturale, il propose au spectateur de se laisser guider uniquement par la dynamique singulière et changeante de ses formes abstraites.
Si à travers ses bleus, Klein recherchait le vide immatériel, dans Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961, au contraire, Soulages trouve l’éternel à travers la matérialité. Pour lui, une peinture réussie est intrinsèquement transcendante : elle existe non pas en tant qu’artefact de son temps, mais s'immisce dans le présent volatile, à chaque instant renouvelé, qui se crée à travers le regard du spectateur. Concentrée, intemporelle et sereine, Peinture 162 x 130 cm, 9 juillet 1961 appelle une réponse aussi profonde et engagée que le bestiaire d’une grotte préhistorique, l’obscurité gracieuse de Conques, le bleu aveuglant du ciel de Titien ou les mers déchaînées de Turner. Comme tout art à la puissance et au mystère non feints, sa vie est éternelle. « Cela se passe entre la surface de la peinture et la personne qui se trouve devant, dit encore Soulages. La réflexion de la lumière, voilà ce qui nous touche » (P. Soulages, cité dans N. Siegal, « Black Is Still the Only Color for Pierre Soulages », New York Times, 29 novembre 2019).