拍品专文
Cette œuvre sera incluse au Catalogue Critique de l'Œuvre Sculpté d'Auguste Rodin actuellement en préparation à la galerie Brame & Lorenceau sous la direction de Jérôme Le Blay, sous le numéro 2013-4128B.
« Ce qui fait que mon Penseur pense, souligne l'artiste, c'est qu'il ne pense pas seulement avec son cerveau, avec son sourcil froncé, ses narines écartées et ses lèvres pincées, mais aussi avec chaque muscle de ses bras, de son dos et de ses jambes, ses poings serrés et ses orteils crispés » (in J. Tancock, op. cit., 1976, p. 112).
"What makes my Thinker think is that he thinks not only with his brain, with his knitted brow, his distended nostrils, and compressed lips, but with every muscle of his arms, back, and legs, with his clenched fist and gripping toes” (quoted in J. Tancock, op. cit., 1976, p. 112).
Le Penseur de Rodin est l’une des œuvres les plus emblématiques du répertoire plastique de l’artiste français. A l’origine imaginé comme une représentation de Dante, cette œuvre est rapidement devenue, de par sa puissance évocatrice, le symbole universel de la réflexion et de l’introspection humaine.
Cette épreuve fondue vers 1928 est l'œuvre de la fonderie Alexis Rudier, à l'origine de certains des bronzes les plus convoités du répertoire du sculpteur. Rodin conçoit initialement Le Penseur comme un élément à part entière de sa monumentale Porte de l'Enfer inspirée de La Divine comédie de Dante. Le personnage contemplatif est l'une des premières figures que l'artiste modèle pour ce projet titanesque que lui confie l'État français en 1880.
Au départ, Rodin envisage de faire de son Penseur une représentation de Dante contemplant les fruits de ses écrits, et songe même à doter le poète de ses attributs traditionnels et de sa physionomie émaciée. Très vite, le sculpteur décide cependant de dépouiller l'œuvre de cette référence explicite, au profit d'un symbole universel de la pensée et du génie créatif. Le Penseur atteint sa forme définitive en 1882 dans une terre-cuite originale, immortalisée par une photographie d'atelier ; deux ans plus tard, Rodin isole enfin la figure, la détachant de
La Porte de l'Enfer pour la fondre en bronze et en faire une œuvre autonome.
« Le Penseur a une histoire, précise l'artiste. En des jours lointains déjà, je concevais l’idée de La Porte de l’Enfer. Devant cette porte, assis sur un rocher, Dante absorbé dans sa profonde méditation concevait le plan de son poème. Derrière lui, c’était Ugolin, Francesca, Paolo, tous les personnages de La Divine Comédie… Ce projet n’aboutit pas. Maigre, ascétique, dans sa robe droite, mon Dante, séparé de l’ensemble eut été sans signification. Guidé par ma première inspiration, je conçus un autre 'penseur', un homme nu, accroupi sur un roc, où ses pieds se crispent. Les poings aux dents, il songe. La pensée féconde s’élabore lentement de son cerveau. Ce n’est point un rêveur. C’est un créateur » (in A. E. Elsen, op. cit., 2003, p. 175).
Le choix de Rodin est un parti-pris audacieux pour la commande de cette porte destinée à orner l'entrée d'un musée des Arts décoratifs parisien qui ne verra finalement jamais le jour. Seules trois années se sont écoulées depuis la première participation du sculpteur au Salon, à l'âge de trente-sept ans. Son nu grandeur nature, L’Âge d’Airain, y avait fait scandale : la statue était d'une vraisemblance telle qu'on accusa Rodin (de manière infondée et bientôt démentie) d'avoir effectué un moulage sur le vif. Le sculpteur gagnera malgré toute la confiance sans réserve du nouveau sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts Edmond Turquet, pressé de faire valoir l'esprit progressiste de son cabinet avec ce projet dantesque.
Rodin se voit allouer un vaste atelier au Dépôt des Marbres et une somme conséquente pour couvrir les frais des modèles. Turquet lui accorde aussi une liberté sans précédent dans le choix du format, et même du sujet, de son ensemble monumental. Or Rodin est un lecteur assidu de Dante ; les motifs de l'écrivain florentin habitent depuis longtemps ses dessins et, en 1876, son Ugolin assis transposait déjà à la sculpture le trente-troisième chant du poète. « La Divine Comédie, se souvient-il, je l’avais toujours dans ma poche. À chaque moment de liberté je lisais. Ma tête était comme un œuf prêt à éclore. Turquet a cassé la coquille » (in R. Masson et V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 26).
D'un point de vue formel, Rodin s'inspire dans un premier temps des portes du baptistère de Florence, chef-d’œuvre de Ghiberti qu'il avait pu contempler lors d'un séjour en Italie en 1875-1876. Les esquisses initiales de La Porte de l'Enfer présentent ainsi une structure compartimentée, composée de huit panneaux indépendants consacrés à différents incidents de L'Enfer de Dante. Rodin s'affranchit toutefois rapidement de cet assemblage traditionnel, lui préférant une solution inédite qui transcende toute volonté narrative. Disposés sur chacune des portes, deux panneaux imposants viennent déployer une avalanche de quelque deux cents personnages plongés dans la tourmente, s'agitant au sein d'une matrice indéfinie, pareille à une coulée de lave. Plutôt qu'une traduction littérale du récit théologique de Dante, Rodin signe ainsi une vision personnelle des tribulations de son temps. « Les mots font place à la réalité de la chair mouvante, des muscles étirés, des dos arqués ; aux séants provocants, aux poings serrés, aux corps prostrés, aux contenances épuisées », écrit Albert E. Elsen (op. cit., 2003, p. 170).
Rodin prévoit dès le départ de réserver la place centrale de son épopée tragique et atemporelle au Penseur. Une première mouture grossière mais reconnaissable du personnage apparaît au centre même du tympan sur la troisième maquette de La Porte, probablement imaginée dès 1880. Une position proéminente que Le Penseur conserve dans la version finale du portail où, perché sur un entablement saillant, il surplombe le déluge de corps tordus de douleur, tel un visionnaire enfermé dans sa vision abyssale.
Sous sa forme définitive, le Penseur donne à voir un homme mûr au corps puissant et robuste, le visage creusé de sillons. Sa musculature noueuse, son dos voûté et son assise rocheuse dérivent librement du Torse du Belvédère. La tête penchée en avant et le menton posé sur la main dans une attitude d'introspection renvoient quant à eux à une longue tradition artistique initiée par la Melencolia de Dürer, gravée en 1514. L'intensité du recueillement évoque aussi des œuvres comme Il Pensieroso de Michel-Ange, que Rodin avait pu admirer à Florence. Or ici, un sentiment de souffrance et de lutte vient supplanter le calme olympien que dégage l'intellectuel viril de Michel-Ange.
Audacieuse et inédite, la pose transversale de la statue de Rodin – le coude droit posé sur le genou gauche – produit l'effet d'une introspection acharnée, tandis que l'échine courbée, les épaules crispées et les veines palpitantes accentuent l'impression d'effort – l'effort conjugué du corps et de l'esprit, face à la résolution d'un difficile problème.
Le Penseur est la première d'une longue suite de figures que Rodin extrait de La Porte de l'Enfer pour en faire des œuvres autonomes. Fondu en 1884, le premier moulage en bronze est exposé à Copenhague en 1888 sous le titre Le Poète, puis à la galerie Georges Petit l'année suivante en tant que Le Penseur, Le Poète, Fragment de la porte, et enfin à Genève, en 1896, sous le nom qu'on lui connaît aujourd'hui.
La popularité fulgurante du Penseur décolle au tout début du vingtième siècle, lorsque Rodin en fait faire une réplique aux proportions colossales ainsi que des moulages de taille plus réduite. Le bronze monumental est révélé au public pour la première fois au Salon de 1904 ; il suscite un enthousiasme tel que le critique d'art Gabriel Mourey, directeur de la revue Les Arts de la vie, lance une souscription publique en vue d'en faire don à l'État. Pari réussi : les contributions fusent de toutes parts, et le bronze imposant est installé devant le Panthéon en 1906. Selon Antoinette Le Normand-Romain, « le succès de l'œuvre dépassa de loin toutes les attentes de Rodin » (op. cit., 2007, vol. 2, p. 594).
À ce stade, la première apparition du Penseur sur La Porte de l'Enfer semble déjà loin. Dans la France d'alors, rongée par la crise économique et sociale, la statue est perçue comme un hommage au peuple français ; pas tant comme un poète-héros fataliste, tourmenté par le destin tragique de l'humanité, mais comme un travailleur ordinaire perdu dans ses pensées après une dure journée de labeur, symbole impérissable d'espoir et d'ingéniosité. « Nous avons choisi cette œuvre magnifique entre toutes les œuvres, déclare Mourey, parce que [...] ce n'est plus le poète suspendu sur les gouffres du péché et de l'expiation ; écrasé de pitié et d'épouvante par l'inflexibilité d'un dogme, ce n'est plus l'être exceptionnel, le héros ; c'est notre frère de souffrance, de curiosité, de réflexion, de joie, l'âpre joie de chercher et de connaître, ce n'est plus un surhumain, un prédestiné, c'est simplement un homme de tous les temps », (in R. Masson et V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 114).
Le musée Rodin note l'existence de dix-sept épreuves en bronze du Penseur dans sa taille d'origine, réalisées du vivant de Rodin par les fonderies Griffoul, François Rudier et Alexis Rudier. Après la mort du sculpteur, Alexis Rudier fond entre 1919 et 1945 dix-sept autres bronzes, sous l'œil attentif du musée Rodin, dont la présente pièce est l'un des premiers exemples. Georges Rudier en coulera enfin neuf autres entre 1954 et 1969.
Aujourd'hui, seuls dix bronze issus de ces deux premières éditions relèvent de collections particulières ; pas moins de vingt-quatre d'entre eux sont abrités dans des institutions majeures à travers le monde, parmi lesquelles le Metropolitan Museum of Art de New York, la National Gallery of Art de Washington, le musée des Beaux-arts de Montréal, la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague ou le musée national de l'Art occidental de Tokyo.
Cette œuvre est présentée sur une base en bois commandée par Alberto Pinto.
Rodin's Penseur is one of the most emblematic works in the French artist's plastic repertoire. Originally imagined as a representation of Dante, this work quickly became, through its evocative power, the universal symbol of human reflection and introspection.
Rodin originally conceived Le Penseur as part of La Porte de l’enfer, his monumental gateway representing Dante’s Inferno. The French State awarded Rodin the commission for the portal in 1880, and Le Penseur was among the earliest figures that he modeled for the project. At first, he intended the ruminating man as an image of Dante contemplating his own work and considered reproducing the poet’s gaunt physique and historical garb. He soon opted to divest the sculpture of such explicit reference, though, producing a timeless and universal symbol of reflection and creative genius. Le Penseur had achieved its definitive form by 1882, when the clay model was photographed in the studio; by 1884, Rodin had detached the figure from La Porte and cast it in bronze as an independent sculpture.
“The Thinker has a story,” the sculptor explained. “In the days long gone by, I conceived the idea of The Gates of Hell. Before the door, seated on a rock, Dante, thinking of the plan of his poem. Behind him, Ugolino, Francesca, Paolo, all the characters of The Divine Comedy. This project was not realized. Thin, ascetic, Dante in his straight robe separated from the whole would have been without meaning. Guided by my first inspiration I conceived another thinker, a naked man, seated upon a rock, his feet drawn under him, his fist at his teeth, he dreams. The fertile thought slowly elaborates itself within his brain. He is no longer dreamer, he is creator” (quoted in A.E. Elsen, op. cit., 2003, p. 175).
Rodin was a daring choice for the commission of La Porte de l’enfer, which was designated for a proposed Musée des Arts Décoratifs in Paris. He had first exhibited at the Salon only three years earlier, at the age of 37; the astonishing veracity of his public debut, the life-sized male nude L’Âge d’Airain, had given rise to accusations—unwarranted and ultimately dispelled—that he had cast the figure from life. Yet he won the unequivocal confidence of Edmond Turquet, the recently appointed Undersecretary of State for Fine Arts, who was eager to demonstrate the progressive stance of the new arts administration with the commission of La Porte.
Turquet granted Rodin a spacious studio at the state-owned Dépôt des Marbres and ample funds to hire models. The sculptor also insisted upon unprecedented autonomy in choosing the format and even the subject matter of the doors. An avid reader of Dante, he had made drawings on Dantesque themes for well over a decade, and his 1876 sculpture Ugolin assis was inspired by the poet’s thirty-third canto. “Dante’s Divina Commedia—it was always in my pocket,” Rodin later recalled. “I read it every time I had a free moment. My head was like an egg ready to hatch. Turquet broke the shell” (quoted in R. Masson and V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 26).
Rodin initially turned for formal inspiration to Ghiberti’s doors for the Florence Baptistery, which he had admired on his journey to Italy in 1875-1876. His earliest sketches for La Porte de l’enfer show a compartmentalized structure with eight independent panels, each illustrating a major incident from the Inferno. He soon broke free from this traditional model, though, and forged an unreservedly novel solution that transcends the banal realm of narrative. On each of the double doors, he placed a single towering panel, filled with a lava-like flow of nearly two hundred anguished and tormented figures, floating and churning in a free matrix. Rather than a literal sculptural equivalent of Dante’s theological ordering, he created in this way his own personal accounting of the moral costs of modern life. “The word gave way to the reality of moving flesh, stretched muscles, arched backs, to provocative buttocks, grasping hands, collapsed bodies, exhausted countenances,” Albert E. Elsen has written (op. cit., 2003, p. 170).
From the outset, Rodin envisaged Le Penseur as the linchpin of this tragic and timeless epic. The nude, pondering man appears in a rough but recognizable prototype at the very center of the tympanum in the sculptor’s third maquette for the gateway, which may date as early as 1880. In the completed portal, the figure retains this position of prominence, set off from the sea of writhing bodies on a projecting console—the visionary surrounded by his vast and complex vision.
In its final form, Le Penseur depicts a man with a mature, lined face and a rugged, powerful body. His knobby musculature, hunched posture, and rocky seat derive from the ancient Belvedere Torso; his head is lowered and his chin rests against his hand, a traditional posture of meditation and introspection dating back to Dürer’s influential engraving Melencolia (1514). Although the brooding power of Le Penseur recalls works such as Michelangelo’s Il Pensieroso - which Rodin had admired on his trip to Florence - or Carpeaux’s Ugolino and his sons, a sense of suffering and struggle now supplants the calm immobility of Michelangelo’s muscular intellectual. The novel, cross-wise pose that Rodin exploits—the right elbow resting on the left knee—creates an effect of unmitigated self-absorption, while the curved back, straining shoulders, and pulsing veins accentuate the total effort required of mind and body alike to resolve a difficult problem.
Le Penseur was the earliest in a long line of figures from La Porte that Rodin brought forth as autonomous works. He first cast the sculpture in bronze in 1884, as noted above; it was exhibited in Copenhagen in 1888 with the title Le Poète, the next year at the Galerie Georges Petit as Le Penseur, Le Poète, Fragment de la porte, and finally in Geneva in 1896 with the title by which it is known today.
The sculpture began its astonishing rise to fame in the early years of the twentieth century, when Rodin enlarged it to colossal proportions, as well as reducing it to smaller sizes. He first showed the monumental Penseur in public at the Paris Salon in 1904, where it aroused such wide-reaching enthusiasm that Gabriel Mourey, editor of Les arts de la vie, launched a public subscription to purchase it for the State. Donations streamed in from all quarters, and the colossal bronze was installed in front of the Panthéon in 1906. “The work’s success far outstripped anything Rodin could have imagined,” Antoinette Le Normand-Romain has written (op. cit., 2007, vol. 2, p. 594).
By this time, Le Penseur had thoroughly transcended its origins in La Porte de l’enfer. France was in the grip of social and economic strife, and the sculpture was now perceived as a veritable homage to the people—not a fatalistic poet-hero ruminating over mankind’s tragic destiny, but instead an ordinary worker engrossed in thought after his labors, an enduring symbol of resourcefulness and hope. “We have chosen this magnificent work from among all the others,” explained Mourey, “because it is no longer the poet suspended over the gulfs of sin and expiation, crushed by pity and terror at the inflexibility of a dogma, it is no longer the exceptional being, the hero; it is our brother in suffering, in curiosity, in thought, in joy, the bitter joy of seeing and knowing; it is no longer a superhuman being, one predestined, it is simply a man of all times” (quoted in R. Masson and V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 114).
The Musée Rodin records 17 bronze casts of Le Penseur at its original, and present, scale that were produced during Rodin’s lifetime by the foundries Griffoul, François Rudier, and Alexis Rudier. After the sculptor’s death, between 1919 and 1945, Alexis Rudier cast an additional 17 bronzes under the supervision of the Musée, of which the present Penseur is an early example. A final nine casts of the sculpture were cast by Georges Rudier in 1954-1969.
From the two earlier editions, no more than ten casts total remain in private hands; at least twenty-four are housed in major institutions around the world, including The Metropolitan Museum of Art, New York; National Gallery of Art, Washington, D.C.; Montreal Museum of Fine Arts; Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhagen; and National Gallery of Western Art, Tokyo.
This work is presented on a plinth supplied by Alberto Pinto.
« Ce qui fait que mon Penseur pense, souligne l'artiste, c'est qu'il ne pense pas seulement avec son cerveau, avec son sourcil froncé, ses narines écartées et ses lèvres pincées, mais aussi avec chaque muscle de ses bras, de son dos et de ses jambes, ses poings serrés et ses orteils crispés » (in J. Tancock, op. cit., 1976, p. 112).
"What makes my Thinker think is that he thinks not only with his brain, with his knitted brow, his distended nostrils, and compressed lips, but with every muscle of his arms, back, and legs, with his clenched fist and gripping toes” (quoted in J. Tancock, op. cit., 1976, p. 112).
Le Penseur de Rodin est l’une des œuvres les plus emblématiques du répertoire plastique de l’artiste français. A l’origine imaginé comme une représentation de Dante, cette œuvre est rapidement devenue, de par sa puissance évocatrice, le symbole universel de la réflexion et de l’introspection humaine.
Cette épreuve fondue vers 1928 est l'œuvre de la fonderie Alexis Rudier, à l'origine de certains des bronzes les plus convoités du répertoire du sculpteur. Rodin conçoit initialement Le Penseur comme un élément à part entière de sa monumentale Porte de l'Enfer inspirée de La Divine comédie de Dante. Le personnage contemplatif est l'une des premières figures que l'artiste modèle pour ce projet titanesque que lui confie l'État français en 1880.
Au départ, Rodin envisage de faire de son Penseur une représentation de Dante contemplant les fruits de ses écrits, et songe même à doter le poète de ses attributs traditionnels et de sa physionomie émaciée. Très vite, le sculpteur décide cependant de dépouiller l'œuvre de cette référence explicite, au profit d'un symbole universel de la pensée et du génie créatif. Le Penseur atteint sa forme définitive en 1882 dans une terre-cuite originale, immortalisée par une photographie d'atelier ; deux ans plus tard, Rodin isole enfin la figure, la détachant de
La Porte de l'Enfer pour la fondre en bronze et en faire une œuvre autonome.
« Le Penseur a une histoire, précise l'artiste. En des jours lointains déjà, je concevais l’idée de La Porte de l’Enfer. Devant cette porte, assis sur un rocher, Dante absorbé dans sa profonde méditation concevait le plan de son poème. Derrière lui, c’était Ugolin, Francesca, Paolo, tous les personnages de La Divine Comédie… Ce projet n’aboutit pas. Maigre, ascétique, dans sa robe droite, mon Dante, séparé de l’ensemble eut été sans signification. Guidé par ma première inspiration, je conçus un autre 'penseur', un homme nu, accroupi sur un roc, où ses pieds se crispent. Les poings aux dents, il songe. La pensée féconde s’élabore lentement de son cerveau. Ce n’est point un rêveur. C’est un créateur » (in A. E. Elsen, op. cit., 2003, p. 175).
Le choix de Rodin est un parti-pris audacieux pour la commande de cette porte destinée à orner l'entrée d'un musée des Arts décoratifs parisien qui ne verra finalement jamais le jour. Seules trois années se sont écoulées depuis la première participation du sculpteur au Salon, à l'âge de trente-sept ans. Son nu grandeur nature, L’Âge d’Airain, y avait fait scandale : la statue était d'une vraisemblance telle qu'on accusa Rodin (de manière infondée et bientôt démentie) d'avoir effectué un moulage sur le vif. Le sculpteur gagnera malgré toute la confiance sans réserve du nouveau sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts Edmond Turquet, pressé de faire valoir l'esprit progressiste de son cabinet avec ce projet dantesque.
Rodin se voit allouer un vaste atelier au Dépôt des Marbres et une somme conséquente pour couvrir les frais des modèles. Turquet lui accorde aussi une liberté sans précédent dans le choix du format, et même du sujet, de son ensemble monumental. Or Rodin est un lecteur assidu de Dante ; les motifs de l'écrivain florentin habitent depuis longtemps ses dessins et, en 1876, son Ugolin assis transposait déjà à la sculpture le trente-troisième chant du poète. « La Divine Comédie, se souvient-il, je l’avais toujours dans ma poche. À chaque moment de liberté je lisais. Ma tête était comme un œuf prêt à éclore. Turquet a cassé la coquille » (in R. Masson et V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 26).
D'un point de vue formel, Rodin s'inspire dans un premier temps des portes du baptistère de Florence, chef-d’œuvre de Ghiberti qu'il avait pu contempler lors d'un séjour en Italie en 1875-1876. Les esquisses initiales de La Porte de l'Enfer présentent ainsi une structure compartimentée, composée de huit panneaux indépendants consacrés à différents incidents de L'Enfer de Dante. Rodin s'affranchit toutefois rapidement de cet assemblage traditionnel, lui préférant une solution inédite qui transcende toute volonté narrative. Disposés sur chacune des portes, deux panneaux imposants viennent déployer une avalanche de quelque deux cents personnages plongés dans la tourmente, s'agitant au sein d'une matrice indéfinie, pareille à une coulée de lave. Plutôt qu'une traduction littérale du récit théologique de Dante, Rodin signe ainsi une vision personnelle des tribulations de son temps. « Les mots font place à la réalité de la chair mouvante, des muscles étirés, des dos arqués ; aux séants provocants, aux poings serrés, aux corps prostrés, aux contenances épuisées », écrit Albert E. Elsen (op. cit., 2003, p. 170).
Rodin prévoit dès le départ de réserver la place centrale de son épopée tragique et atemporelle au Penseur. Une première mouture grossière mais reconnaissable du personnage apparaît au centre même du tympan sur la troisième maquette de La Porte, probablement imaginée dès 1880. Une position proéminente que Le Penseur conserve dans la version finale du portail où, perché sur un entablement saillant, il surplombe le déluge de corps tordus de douleur, tel un visionnaire enfermé dans sa vision abyssale.
Sous sa forme définitive, le Penseur donne à voir un homme mûr au corps puissant et robuste, le visage creusé de sillons. Sa musculature noueuse, son dos voûté et son assise rocheuse dérivent librement du Torse du Belvédère. La tête penchée en avant et le menton posé sur la main dans une attitude d'introspection renvoient quant à eux à une longue tradition artistique initiée par la Melencolia de Dürer, gravée en 1514. L'intensité du recueillement évoque aussi des œuvres comme Il Pensieroso de Michel-Ange, que Rodin avait pu admirer à Florence. Or ici, un sentiment de souffrance et de lutte vient supplanter le calme olympien que dégage l'intellectuel viril de Michel-Ange.
Audacieuse et inédite, la pose transversale de la statue de Rodin – le coude droit posé sur le genou gauche – produit l'effet d'une introspection acharnée, tandis que l'échine courbée, les épaules crispées et les veines palpitantes accentuent l'impression d'effort – l'effort conjugué du corps et de l'esprit, face à la résolution d'un difficile problème.
Le Penseur est la première d'une longue suite de figures que Rodin extrait de La Porte de l'Enfer pour en faire des œuvres autonomes. Fondu en 1884, le premier moulage en bronze est exposé à Copenhague en 1888 sous le titre Le Poète, puis à la galerie Georges Petit l'année suivante en tant que Le Penseur, Le Poète, Fragment de la porte, et enfin à Genève, en 1896, sous le nom qu'on lui connaît aujourd'hui.
La popularité fulgurante du Penseur décolle au tout début du vingtième siècle, lorsque Rodin en fait faire une réplique aux proportions colossales ainsi que des moulages de taille plus réduite. Le bronze monumental est révélé au public pour la première fois au Salon de 1904 ; il suscite un enthousiasme tel que le critique d'art Gabriel Mourey, directeur de la revue Les Arts de la vie, lance une souscription publique en vue d'en faire don à l'État. Pari réussi : les contributions fusent de toutes parts, et le bronze imposant est installé devant le Panthéon en 1906. Selon Antoinette Le Normand-Romain, « le succès de l'œuvre dépassa de loin toutes les attentes de Rodin » (op. cit., 2007, vol. 2, p. 594).
À ce stade, la première apparition du Penseur sur La Porte de l'Enfer semble déjà loin. Dans la France d'alors, rongée par la crise économique et sociale, la statue est perçue comme un hommage au peuple français ; pas tant comme un poète-héros fataliste, tourmenté par le destin tragique de l'humanité, mais comme un travailleur ordinaire perdu dans ses pensées après une dure journée de labeur, symbole impérissable d'espoir et d'ingéniosité. « Nous avons choisi cette œuvre magnifique entre toutes les œuvres, déclare Mourey, parce que [...] ce n'est plus le poète suspendu sur les gouffres du péché et de l'expiation ; écrasé de pitié et d'épouvante par l'inflexibilité d'un dogme, ce n'est plus l'être exceptionnel, le héros ; c'est notre frère de souffrance, de curiosité, de réflexion, de joie, l'âpre joie de chercher et de connaître, ce n'est plus un surhumain, un prédestiné, c'est simplement un homme de tous les temps », (in R. Masson et V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 114).
Le musée Rodin note l'existence de dix-sept épreuves en bronze du Penseur dans sa taille d'origine, réalisées du vivant de Rodin par les fonderies Griffoul, François Rudier et Alexis Rudier. Après la mort du sculpteur, Alexis Rudier fond entre 1919 et 1945 dix-sept autres bronzes, sous l'œil attentif du musée Rodin, dont la présente pièce est l'un des premiers exemples. Georges Rudier en coulera enfin neuf autres entre 1954 et 1969.
Aujourd'hui, seuls dix bronze issus de ces deux premières éditions relèvent de collections particulières ; pas moins de vingt-quatre d'entre eux sont abrités dans des institutions majeures à travers le monde, parmi lesquelles le Metropolitan Museum of Art de New York, la National Gallery of Art de Washington, le musée des Beaux-arts de Montréal, la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague ou le musée national de l'Art occidental de Tokyo.
Cette œuvre est présentée sur une base en bois commandée par Alberto Pinto.
Rodin's Penseur is one of the most emblematic works in the French artist's plastic repertoire. Originally imagined as a representation of Dante, this work quickly became, through its evocative power, the universal symbol of human reflection and introspection.
Rodin originally conceived Le Penseur as part of La Porte de l’enfer, his monumental gateway representing Dante’s Inferno. The French State awarded Rodin the commission for the portal in 1880, and Le Penseur was among the earliest figures that he modeled for the project. At first, he intended the ruminating man as an image of Dante contemplating his own work and considered reproducing the poet’s gaunt physique and historical garb. He soon opted to divest the sculpture of such explicit reference, though, producing a timeless and universal symbol of reflection and creative genius. Le Penseur had achieved its definitive form by 1882, when the clay model was photographed in the studio; by 1884, Rodin had detached the figure from La Porte and cast it in bronze as an independent sculpture.
“The Thinker has a story,” the sculptor explained. “In the days long gone by, I conceived the idea of The Gates of Hell. Before the door, seated on a rock, Dante, thinking of the plan of his poem. Behind him, Ugolino, Francesca, Paolo, all the characters of The Divine Comedy. This project was not realized. Thin, ascetic, Dante in his straight robe separated from the whole would have been without meaning. Guided by my first inspiration I conceived another thinker, a naked man, seated upon a rock, his feet drawn under him, his fist at his teeth, he dreams. The fertile thought slowly elaborates itself within his brain. He is no longer dreamer, he is creator” (quoted in A.E. Elsen, op. cit., 2003, p. 175).
Rodin was a daring choice for the commission of La Porte de l’enfer, which was designated for a proposed Musée des Arts Décoratifs in Paris. He had first exhibited at the Salon only three years earlier, at the age of 37; the astonishing veracity of his public debut, the life-sized male nude L’Âge d’Airain, had given rise to accusations—unwarranted and ultimately dispelled—that he had cast the figure from life. Yet he won the unequivocal confidence of Edmond Turquet, the recently appointed Undersecretary of State for Fine Arts, who was eager to demonstrate the progressive stance of the new arts administration with the commission of La Porte.
Turquet granted Rodin a spacious studio at the state-owned Dépôt des Marbres and ample funds to hire models. The sculptor also insisted upon unprecedented autonomy in choosing the format and even the subject matter of the doors. An avid reader of Dante, he had made drawings on Dantesque themes for well over a decade, and his 1876 sculpture Ugolin assis was inspired by the poet’s thirty-third canto. “Dante’s Divina Commedia—it was always in my pocket,” Rodin later recalled. “I read it every time I had a free moment. My head was like an egg ready to hatch. Turquet broke the shell” (quoted in R. Masson and V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 26).
Rodin initially turned for formal inspiration to Ghiberti’s doors for the Florence Baptistery, which he had admired on his journey to Italy in 1875-1876. His earliest sketches for La Porte de l’enfer show a compartmentalized structure with eight independent panels, each illustrating a major incident from the Inferno. He soon broke free from this traditional model, though, and forged an unreservedly novel solution that transcends the banal realm of narrative. On each of the double doors, he placed a single towering panel, filled with a lava-like flow of nearly two hundred anguished and tormented figures, floating and churning in a free matrix. Rather than a literal sculptural equivalent of Dante’s theological ordering, he created in this way his own personal accounting of the moral costs of modern life. “The word gave way to the reality of moving flesh, stretched muscles, arched backs, to provocative buttocks, grasping hands, collapsed bodies, exhausted countenances,” Albert E. Elsen has written (op. cit., 2003, p. 170).
From the outset, Rodin envisaged Le Penseur as the linchpin of this tragic and timeless epic. The nude, pondering man appears in a rough but recognizable prototype at the very center of the tympanum in the sculptor’s third maquette for the gateway, which may date as early as 1880. In the completed portal, the figure retains this position of prominence, set off from the sea of writhing bodies on a projecting console—the visionary surrounded by his vast and complex vision.
In its final form, Le Penseur depicts a man with a mature, lined face and a rugged, powerful body. His knobby musculature, hunched posture, and rocky seat derive from the ancient Belvedere Torso; his head is lowered and his chin rests against his hand, a traditional posture of meditation and introspection dating back to Dürer’s influential engraving Melencolia (1514). Although the brooding power of Le Penseur recalls works such as Michelangelo’s Il Pensieroso - which Rodin had admired on his trip to Florence - or Carpeaux’s Ugolino and his sons, a sense of suffering and struggle now supplants the calm immobility of Michelangelo’s muscular intellectual. The novel, cross-wise pose that Rodin exploits—the right elbow resting on the left knee—creates an effect of unmitigated self-absorption, while the curved back, straining shoulders, and pulsing veins accentuate the total effort required of mind and body alike to resolve a difficult problem.
Le Penseur was the earliest in a long line of figures from La Porte that Rodin brought forth as autonomous works. He first cast the sculpture in bronze in 1884, as noted above; it was exhibited in Copenhagen in 1888 with the title Le Poète, the next year at the Galerie Georges Petit as Le Penseur, Le Poète, Fragment de la porte, and finally in Geneva in 1896 with the title by which it is known today.
The sculpture began its astonishing rise to fame in the early years of the twentieth century, when Rodin enlarged it to colossal proportions, as well as reducing it to smaller sizes. He first showed the monumental Penseur in public at the Paris Salon in 1904, where it aroused such wide-reaching enthusiasm that Gabriel Mourey, editor of Les arts de la vie, launched a public subscription to purchase it for the State. Donations streamed in from all quarters, and the colossal bronze was installed in front of the Panthéon in 1906. “The work’s success far outstripped anything Rodin could have imagined,” Antoinette Le Normand-Romain has written (op. cit., 2007, vol. 2, p. 594).
By this time, Le Penseur had thoroughly transcended its origins in La Porte de l’enfer. France was in the grip of social and economic strife, and the sculpture was now perceived as a veritable homage to the people—not a fatalistic poet-hero ruminating over mankind’s tragic destiny, but instead an ordinary worker engrossed in thought after his labors, an enduring symbol of resourcefulness and hope. “We have chosen this magnificent work from among all the others,” explained Mourey, “because it is no longer the poet suspended over the gulfs of sin and expiation, crushed by pity and terror at the inflexibility of a dogma, it is no longer the exceptional being, the hero; it is our brother in suffering, in curiosity, in thought, in joy, the bitter joy of seeing and knowing; it is no longer a superhuman being, one predestined, it is simply a man of all times” (quoted in R. Masson and V. Mattiussi, op. cit., 2004, p. 114).
The Musée Rodin records 17 bronze casts of Le Penseur at its original, and present, scale that were produced during Rodin’s lifetime by the foundries Griffoul, François Rudier, and Alexis Rudier. After the sculptor’s death, between 1919 and 1945, Alexis Rudier cast an additional 17 bronzes under the supervision of the Musée, of which the present Penseur is an early example. A final nine casts of the sculpture were cast by Georges Rudier in 1954-1969.
From the two earlier editions, no more than ten casts total remain in private hands; at least twenty-four are housed in major institutions around the world, including The Metropolitan Museum of Art, New York; National Gallery of Art, Washington, D.C.; Montreal Museum of Fine Arts; Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhagen; and National Gallery of Western Art, Tokyo.
This work is presented on a plinth supplied by Alberto Pinto.