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Possédé par un besoin d’expression original sans détours, Léon Spilliaert, né à Ostende en 1881, se singularise de ses contemporains à plusieurs niveaux. Jeune dessinateur compulsif, il découvre lors de ses visites aux salons de Paris, dès 1900, l’influence importante des mouvances artistiques impressionnistes et symbolistes auxquelles il adhère à ses débuts. Abandonnant cependant rapidement un style réaliste narratif, il décide de suivre une voie très personnelle en adoptant une technique sobre principalement sur support papier et une imagerie percutante de vérité.
Autodidacte, fuyant l’enseignement académique, il se crée un monde imaginaire où il s’interroge sur les valeurs existentielles de vie et de mort, sur les sentiments humains d’amour et de désir, de liberté spirituelle et de solitude. De tempérament solitaire et promeneur infatigable, la mer du Nord et ses rivages resteront toute au long de sa vie, dans des compositions d’une singulière étrangeté, les miroirs de ses émotions. D’autre part, lecteur avide, il trouve ses sources d’inspirations visuelles dans le répertoire littéraire belge et français, riche de visions d’interprétations de l’irréalité, des mythes et des légendes.
Ses références sont proches des écrits de Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Chateaubriand, du Comte de Lautréamont et de Gérard de Nerval. Leurs créations fantastiques de personnages fabuleux, mais également d’animaux monstrueux dans des repaires inhospitaliers évoquent des rêves douloureux, des mélancholies de pensées tragiques. A l’instar de son contemporain autrichien, Alfred Kubin (1877-1959), l’utilisation de métaphores, de figures mi-humaines, mi-animales comme des femmes-rapaces, des harpies, des femmes fées, permettent à Léon Spilliaert d’exprimer une incertitude de vie, d’une dissension de personnalité. Cependant il ne sacrifie pas uniquement aux images démoniaques obsessionnelles, il les situe souvent à un autre niveau et il les voile d’un humour sarcastique.
Enlevée rapidement à l’encre de Chine, Spilliaert aborde dans une première composition, vers 1903, l’image diabolique de la figure de la sirène guerrière, empreinte de frayeur (fig. 1). Dans son apparition féminine sculptée par les vents elle se situe bien loin de l’image de la fantomatique créature à la queue de poisson qui espiègle et aguicheuse caresse les cornes d’un satyre bienveillant, vers 1902 (fig. 2). L’inspiration de cette figure de sirène au dessein tentatrice mais dangereuse pourrait très bien trouver sa source dans la lecture de la Lorely, souvenirs d’Allemagne (1852) de Gerard de Nerval et dans les interprétations musicales nombreuses de la légende de cette sirène, femme fatale, qui entraîne nombreux pauvres humains vers les fonds marins et ses abimes mortels. Spilliaert s’est à plusieurs reprises penché sur ce sort tragique tout en n’épargnant pas les scènes d’une pointe d’humour cynique, comme dans La Noyade, 1904 où la sirène attrapant la queue d’un homme le condamne à une mort certaine (fig. 3).
Pour la plupart, les dessins des premières années jusqu’en 1910, sont exécutés en plusieurs temps. Le sujet est rapidement esquissé en quelques lignes conductrices à la mine de plomb. Des voiles au lavis d’encre de Chine remplissent les formes dans lesquelles les traits de pinceau restent visibles en tant que lignes de force. De discrètes interventions de couleur au crayon, au pastel et à l’aquarelle, renforcent parfois l’évocation de l’atmosphère.
Plus important est encore l’impact du contraste entre surfaces foncées et claires. La composition étant déjà clairement ancrée dans l’esprit de l’artiste, le pinceau qui distribue l’encre de Chine ou les accents d’aquarelle légère, épargne certains volumes des figures ou des espaces naturels et laissent apparaître le blanc du support papier. Ces plages blanches ont un rôle bien particulier car elles concentrent un des accents de lumière qui crée un contraste expressif et une intensité nécessaire. Il s’agit généralement du rayonnement d’une lumière spirituelle, bien davantage que de l’éclairage d’une donnée réelle. Cette technique si particulière et unique pour l’œuvre de Spilliaert le distingue des peintres de son époque et élargie la conception de ce que l’on appelle communément le dessin graphique.
L’image de la sirène est souvent associée à la figure d’une baigneuse svelte et ondoyante. Mais au-delà de cette donnée fictive, la présence de la mer du Nord et ses scènes de baignades populaires ont été sources de nombreuses interprétations pleines d’humour par le maître d’Ostende, James Ensor (1860-1949) qui ont également inspirées Léon Spilliaert. Tandis que l’humour d’Ensor est ressenti à la fois comme grossier et naïf, et ne vise personne en particulier mais l’ensemble de la société, Spilliaert dans ses interprétations des bains de mer en 1904, pratique une critique plus raffinée, comportant une connotation hypocrite qui dérange, proche de la réalité brute.
Quand quelques années plus tard, dès 1907, Spilliaert veut interpréter à sa façon l’essence de la figure de la baigneuse, il s’éloigne volontairement du motif traditionnel et du répertoire de la femme nue, élément central de scènes mythologiques et symboliques. Virtuellement inventée par Spilliaert, la gracieuse naïade au bord de l’eau viendra remplacer cette image classique. Peu d’artistes ont établi le lien essentiel entre la baigneuse et la pleine mer, à l’exception du peintre suisse Felix Vallotton (1865-1925) qui le précède.
Dans Petite baigneuse de 1907, (fig. 4) Spilliaert exprime la joie de la jeune femme qui entre dans le vagues mouvantes. Elle tend spontanément les bras vers le ciel et s’abandonne au sentiment envahissant d’une liberté cosmique. Ce même geste de joie de vivre presque enfantine, émane de la silhouette transparente de la ‘baigneuse-sirène’ de 1910 (fig. 5) qui s’élève gracieusement au-dessus des flots. Le reflet clair et lumineux de son corps à queue de sirène imprègne une ombre lumière sur les flots sombres. Sa chevelure au chatoiement roux-doré la rattache aux figures de légendes : Mélusine, Loreley, Mélisande… Ici elle est la personification de la nymphe invocatrice luttant pour une symbiose complète avec l’élément naturel. Notre sirène se livre à un jeu mystérieux de séduction de la mer par sa forme sinueuse comme une balise à l’effet de phare. Cela est tout à l’encontre des silhouettes statiques des baigneuses méditatives de la même année, que Spilliaert campe fermement dans le rivage sablonneux au bord de l’eau (fig. 6). Sombre silhouette, les bras croisés sur les épaules, la femme frileuse hésite à entrer dans la mer. De ses pieds elle retient la vague ourlée d’écume. Son apparition mélancolique tranche avec la frivolité chatoyante de l’eau, cette surface vibrante d’énergie et animée d’un mouvement continuel. Il n’est pas impensable que Spilliaert aurait repris la solution formelle de la ligne sinueuse en arabesques serpentines, introduite par les Nabis et particulièrement par Maurice Denis (1870-1943) dans ses vues de port en Bretagne.
Dans Sirène (Baigneuse), 1910, Spilliaert exprime vivement son désir de singularité expressive, frappante d’originalité et le sentiment d’immense esprit de liberté qui l’a animé tout au long de sa carrière.
Dr. Anne Adriaens-Pannier, mars 2024
Léon Spilliaert, born in Ostend in 1881, was driven by an unabashedly original need for expression, and stood out from his contemporaries on several levels. As a young, compulsive draughtsman, he discovered the major influence of the Impressionist and Symbolist artistic movements, which he embraced from the outset, during his visits to the Paris salons in 1900. However, he soon abandoned a narrative realist style and decided to follow a very personal path, adopting a sober technique, mainly on paper, and strikingly truthful imagery.
Self-taught and shunning academic education, he created an imaginary world in which he questioned the existential values of life and death, human feelings of love and desire, spiritual freedom and solitude. A loner by temperament and a tireless walker, the North Sea and its shores remained the mirrors of his emotions throughout his life, in compositions of singular strangeness. An avid reader, he also found his sources of visual inspiration in Belgian and French literature, rich in visions and interpretations of unreality, myths and legends.
His references are close to the writings of Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Chateaubriand, the Comte de Lautréamont and Gérard de Nerval. Their fantastical creations of fabulous characters and monstrous animals in inhospitable lairs evoke painful dreams, melancholy and tragic thoughts. Like his Austrian contemporary, Alfred Kubin (1877-1959), Léon Spilliaert's use of metaphors and half-human, half-animal figures such as raptor-women, harpies and fairy-women allow him to express an uncertainty of life, a dissension of personality. However, he doesn't just sacrifice himself to obsessive demonic images; he often places them on a different level and veils them in sarcastic humour.
Quickly executed in Indian ink, Spilliaert's first composition, circa 1903, deals with the diabolical image of the warrior mermaid, imbued with fear (fig. 1). In her feminine appearance, sculpted by the winds, she is a far cry from the image of the ghostly fish-tailed creature who mischievously and enticingly caresses the horns of a benevolent satyr, around 1902 (fig. 2). The inspiration for this figure of the tempting but dangerous siren may well have come from Gerard de Nerval's Lorely, souvenirs d'Allemagne (1852) and the many musical interpretations of the legend of the siren, the femme fatale who lures many poor humans into the depths of the sea and its deadly abysses. On several occasions, Spilliaert reflected on this tragic fate, while not sparing the scenes a touch of cynical humour, as in La Noyade (Drowning), 1904, where the mermaid grabs a man's tail and condemns him to certain death (fig. 3).
Most of the drawings from the early years up to 1910 were executed in several stages. The subject is quickly sketched out in a few guiding lines in graphite. Veils of Indian ink wash fill in the forms, in which the brushstrokes remain visible as lines of force. Discreet interventions of colour in pencil, pastel and watercolour sometimes reinforce the evocation of atmosphere.
Even more important is the impact of the contrast between dark and light surfaces. With the composition already clearly anchored in the artist's mind, the brush distributing the Indian ink or light watercolour accents spares certain volumes of the figures or natural spaces, leaving the white of the paper support to appear. These white areas have a very special role, as they concentrate one of the accents of light that creates an expressive contrast and a necessary intensity. This is generally the radiance of a spiritual light, rather than the illumination of an actual fact. This technique, so particular and unique to Spilliaert's work, sets him apart from the painters of his time and broadens the concept of what is commonly known as graphic drawing.
The image of the mermaid is often associated with the figure of a slender, undulating bather. But beyond this fictitious fact, the presence of the North Sea and its popular bathing scenes were the source of many humorous interpretations by the master of Ostend, James Ensor (1860-1949), which also inspired Léon Spilliaert. While Ensor's humour was felt to be both crude and naive, and was aimed not at anyone in particular but at society as a whole, Spilliaert, in his interpretations of The Sea Baths in 1904, practised a more refined criticism, with a disturbing hypocritical connotation, close to raw reality. A few years later, in 1907, when Spilliaert sought to interpret the essence of the bathing figure in his own way, he deliberately moved away from the traditional motif and repertoire of the nude woman, the central element of mythological and symbolic scenes. Virtually invented by Spilliaert, the graceful naiad at the water's edge replaced this classic image. Few artists have established the essential link between the bather and the open sea, with the exception of the Swiss painter Felix Vallotton (1865-1925), who preceded him.
In Petite baigneuse, 1907 (fig. 4), Spilliaert expresses the joy of the young woman entering the moving waves. She spontaneously stretches out her arms towards the sky and surrenders to the overwhelming feeling of cosmic freedom. This same gesture of almost childlike joie de vivre emanates from the transparent silhouette of the 'bathing-siren' of 1910 (fig. 5), which rises gracefully above the waves. The clear, luminous reflection of her mermaid-tailed body casts a shadow of light over the dark waves. Her shimmering red-gold hair links her to the figures of legends: Mélusine, Loreley, Mélisande... Here she is the personification of the invocative nymph striving for complete symbiosis with the natural element. Our mermaid plays a mysterious game of seduction with the sea, her sinuous form like a beacon with the effect of a lighthouse. This is in stark contrast to the static silhouettes of the meditative bathers from the same year, which Spilliaert camps firmly in the sandy shore at the water's edge (fig. 6). A dark silhouette, her arms crossed over her shoulders, the chilly woman hesitates to enter the sea. With her feet she holds back the foamy waves. Her melancholy appearance contrasts with the shimmering frivolity of the water, a surface vibrating with energy and animated by continual movement. It is not inconceivable that Spilliaert would have adopted the formal solution of the sinuous line in serpentine arabesques, introduced by the Nabis and particularly by Maurice Denis (1870-1943) in his views of harbours in Brittany. In Sirène (Baigneuse), 1910, Spilliaert vividly expresses his desire for expressive singularity, striking originality and the feeling of immense freedom that animated him throughout his career.
Dr. Anne Adriaens-Pannier, March 2024