拍品專文
LES PORTRAITS D'ENFANTS DE GERICAULT
L'extraordinaire talent de Théodore Géricault, observateur avisé de son temps, aurait pu se limiter à l'art du portrait. Pourtant ce genre n'occupe qu'une facette limitée, mais très singulière, de son oeuvre.
Géricault possédait par dessus tout le don de rendre les émotions. Que ce fût ses portraits de monomanes qui dégagent un subtil mélange de détachement et de profondeur psychologique, ses images de laboureurs anglais imprégnées d'un pathos qui reflète la lourdeur du travail quotidien, ou le compte rendu poignant de son ami le Général Letellier sur son lit de mort, Géricault fit preuve d'une rare énergie d'expression, toujours en harmonie avec le sujet.
La plupart des quelques portraits de Géricault représentent des enfants de ses amis proches. Ceux des deux enfants de Pierre-Anne Dedreux, Alfred et Elisabeth, et le Portrait de jeune homme de profil, appartiennent à une série qui en comprenait d'autres : celui d'Alfred Dedreux (lot 84, fig. 1), ainsi que ceux d'Olivier Bro et Louise Vernet. On pourrait donc s'attendre à ce qu'ils dégagent spontanéité et intimité. Or c'est tout l'inverse : ces enfants sont à la fois détachés et monumentaux, présentés avec une intensité envoûtante qui contraste avec l'innocence de leur jeune âge.
Le peintre s'efforce de créer un effet dramatique très éloigné de tout naturalisme, bien visible si l'on compare le double portrait des enfants Dedreux avec son dessin préparatoire (lot 83, fig. 1). Ce dernier, plein d'apparente spontanéité et exécuté en lignes atténuées, montre Elisabeth en admiration devant son frère qui regarde le spectateur en souriant ; la scène est détendue, le décor et le rôle dévolu à chacun demeurent traditionnels.
Dans le tableau final, Géricault présente deux êtres androgynes aux allures de statue, qui dévisagent le spectateur. Elisabeth se tient désormais au-dessus de son frère aîné, dont les cheveux légèrement ébouriffés et le pantalon ont été remplacés par des boucles et une blouse qui rendent presque impossible la distinction avec sa soeur. Le clair-obscur, utilisé pour modeler les traits des enfants, leur donne une profondeur et une expression fantomatique et froide, qui n'est pas atténuée par le geste affectueux de chacun entourant l'autre de son bras. Même l'artifice de la fleur dans la main d'Elizabeth renverse les conventions habituelles du portrait : au lieu d'animer la composition, la plante tombe lourdement, y ajoutant un sentiment d'écrasement.
Comme l'écrit Régis Michel : 'Ses portrait véritables ne sont qu'une poignée : pour l'essentiel des portraits d'enfants (...). Ces créatures insolites ont de quoi inquiéter. Au sens de l'Unheimlichkeit chère à Freud, l'inquiétante étrangeté qui naît des mauvais rêves : corps massif, tête pondéreuse, pose hiératique, expression grave. Ce canon monumental ne s'associe guère à l'image d'une enfance vivace.' (catalogue d'exposition, Géricault, 1991, op. cit, p. 108).
Par essence, les enfants de Géricault véhiculent un sentiment 'd'altérité' : insaisissables mais profondément conscients d'eux-mêmes, ils occupent un monde inaccessible aux adultes, dans lequel ils affirment leur refus des normes traditionnelles. Ces portraits recèlent donc un aspect profondément psychologique qui les rend étonnamment modernes. En outre, ce sentiment d'aliénation est accentué par l'absence de tout décor domestique identifiable. Le paysage de ces trois tableaux est en effet désolé et funeste - presque funéraire -, couvert par un ciel bas d'un bleu vif et intense qui n'est pas sans rappeler les compositions les plus fantastiques de Goya.
La série de portraits d'enfants a été exécutée vers 1817-18, au tournant essentiel de la carrière de Géricault. Comme l'écrit Lorenz Eitner :
'Il [Géricault] a opéré un changement radical dans son travail, abandonnant non seulement son sujet moderne de prédilection mais réformant également radicalement son style. Il s'est brusquement tourné vers la seule alternative à sa disposition, le grand style néo-classique (...). Par un talent inné de coloriste et de réaliste, il a délibérément muselé ses tendances les plus spontanées, remplacé la couleur par de forts contrastes de lumière et d'ombre, la peinture par la ligne, et, dans son traitement de la figure humaine, il s'est limité à un vocabulaire de stéréotypes grossiers totalement indifférents à l'aspect naturel. Sa 'manière antique' était très éloignée du classicisme conventionnel, bien qu'il l'ait utilisé pour exprimer des thèmes classiques. Son intention très personnelle était d'obtenir une plus grande force expressive : plus essentielle que l'augmentation du contrôle était l'augmentation de l'intensité dramatique que son effort de discipline lui permit. Contrairement à son réalisme antérieur, plus informel, cette nouvelle voie extrêmement artificielle se prêtait à de puissantes affirmations. Romantique par son intensité, empruntée à la tradition de Michel-Ange plutôt qu'à celle de David, elle élargit sa palette pour inclure des rêves de terreur, de cruauté et de luxure' (L. Eitner,"Géricaul", Grove Dictionary of Art).
Ces portraits d'enfants étaient des commandes privées, au moyen desquelles Géricault pouvait tester son grand style, avant de l'appliquer de façon plus monumentale à des tableaux publics. La dissonance entre la manière grandiose exprimée dans cette langue intensément romantique, proche de Goya, et le sujet domestique, confère à ces portraits leur pouvoir envoûtant.
Nulle part les racines néo-classiques de l'expérimentation de Géricault ne sont plus évidentes que dans sa Tête d'un jeune homme de profil (lot 85), qui combine l'androgynie des portraits de Dedreux au pur profil grec qui possède 'l'éclat inquiétant de la sculpture teintée' (L. Eitner, Géricault, His Life and Work, London, 1982, p. 94.). Et tandis que son portrait d'Elisabeth Dedreux la montre dans les vêtements à la mode d'une jeune fille, sa pose est très nettement académique, et plus typique des rendus des nus masculins de Géricault.
Géricault entretenait des liens d'amitié très privilégiés avec la famille Dedreux, et en particulier avec l'oncle d'Elisabeth et d'Alfred, Pierre-Joseph Dedreux-Dorcy. Ce dernier, lui-même peintre, emmenait très souvent son jeune neveu dans l'atelier de son ami, où Alfred fut profondément influencé par le choix des sujets de Géricault, notamment les chevaux. Au moment de l'exécution du double portrait présenté ici, Alfred, alors âgé d'environ huit ans, connaissait déjà bien le peintre - malgré l'extraordinaire distance qui semble, dans ce tableau, le séparer du monde des adultes.
Nous remercions Bruno Chenique des précisions qu'il a bien voulu nous apporter concernant les oeuvres de Géricault de cette vente.
Fig. 1 : Théodore Géricault, Etude pour le Portrait d'Alfred et Elisabeth Dedreux, 1817-1818, mine de plomb, 18,6 x 14,3 cm., Paris, Musée du Louvre RMN Thierry Le Mage.
L'extraordinaire talent de Théodore Géricault, observateur avisé de son temps, aurait pu se limiter à l'art du portrait. Pourtant ce genre n'occupe qu'une facette limitée, mais très singulière, de son oeuvre.
Géricault possédait par dessus tout le don de rendre les émotions. Que ce fût ses portraits de monomanes qui dégagent un subtil mélange de détachement et de profondeur psychologique, ses images de laboureurs anglais imprégnées d'un pathos qui reflète la lourdeur du travail quotidien, ou le compte rendu poignant de son ami le Général Letellier sur son lit de mort, Géricault fit preuve d'une rare énergie d'expression, toujours en harmonie avec le sujet.
La plupart des quelques portraits de Géricault représentent des enfants de ses amis proches. Ceux des deux enfants de Pierre-Anne Dedreux, Alfred et Elisabeth, et le Portrait de jeune homme de profil, appartiennent à une série qui en comprenait d'autres : celui d'Alfred Dedreux (lot 84, fig. 1), ainsi que ceux d'Olivier Bro et Louise Vernet. On pourrait donc s'attendre à ce qu'ils dégagent spontanéité et intimité. Or c'est tout l'inverse : ces enfants sont à la fois détachés et monumentaux, présentés avec une intensité envoûtante qui contraste avec l'innocence de leur jeune âge.
Le peintre s'efforce de créer un effet dramatique très éloigné de tout naturalisme, bien visible si l'on compare le double portrait des enfants Dedreux avec son dessin préparatoire (lot 83, fig. 1). Ce dernier, plein d'apparente spontanéité et exécuté en lignes atténuées, montre Elisabeth en admiration devant son frère qui regarde le spectateur en souriant ; la scène est détendue, le décor et le rôle dévolu à chacun demeurent traditionnels.
Dans le tableau final, Géricault présente deux êtres androgynes aux allures de statue, qui dévisagent le spectateur. Elisabeth se tient désormais au-dessus de son frère aîné, dont les cheveux légèrement ébouriffés et le pantalon ont été remplacés par des boucles et une blouse qui rendent presque impossible la distinction avec sa soeur. Le clair-obscur, utilisé pour modeler les traits des enfants, leur donne une profondeur et une expression fantomatique et froide, qui n'est pas atténuée par le geste affectueux de chacun entourant l'autre de son bras. Même l'artifice de la fleur dans la main d'Elizabeth renverse les conventions habituelles du portrait : au lieu d'animer la composition, la plante tombe lourdement, y ajoutant un sentiment d'écrasement.
Comme l'écrit Régis Michel : 'Ses portrait véritables ne sont qu'une poignée : pour l'essentiel des portraits d'enfants (...). Ces créatures insolites ont de quoi inquiéter. Au sens de l'Unheimlichkeit chère à Freud, l'inquiétante étrangeté qui naît des mauvais rêves : corps massif, tête pondéreuse, pose hiératique, expression grave. Ce canon monumental ne s'associe guère à l'image d'une enfance vivace.' (catalogue d'exposition, Géricault, 1991, op. cit, p. 108).
Par essence, les enfants de Géricault véhiculent un sentiment 'd'altérité' : insaisissables mais profondément conscients d'eux-mêmes, ils occupent un monde inaccessible aux adultes, dans lequel ils affirment leur refus des normes traditionnelles. Ces portraits recèlent donc un aspect profondément psychologique qui les rend étonnamment modernes. En outre, ce sentiment d'aliénation est accentué par l'absence de tout décor domestique identifiable. Le paysage de ces trois tableaux est en effet désolé et funeste - presque funéraire -, couvert par un ciel bas d'un bleu vif et intense qui n'est pas sans rappeler les compositions les plus fantastiques de Goya.
La série de portraits d'enfants a été exécutée vers 1817-18, au tournant essentiel de la carrière de Géricault. Comme l'écrit Lorenz Eitner :
'Il [Géricault] a opéré un changement radical dans son travail, abandonnant non seulement son sujet moderne de prédilection mais réformant également radicalement son style. Il s'est brusquement tourné vers la seule alternative à sa disposition, le grand style néo-classique (...). Par un talent inné de coloriste et de réaliste, il a délibérément muselé ses tendances les plus spontanées, remplacé la couleur par de forts contrastes de lumière et d'ombre, la peinture par la ligne, et, dans son traitement de la figure humaine, il s'est limité à un vocabulaire de stéréotypes grossiers totalement indifférents à l'aspect naturel. Sa 'manière antique' était très éloignée du classicisme conventionnel, bien qu'il l'ait utilisé pour exprimer des thèmes classiques. Son intention très personnelle était d'obtenir une plus grande force expressive : plus essentielle que l'augmentation du contrôle était l'augmentation de l'intensité dramatique que son effort de discipline lui permit. Contrairement à son réalisme antérieur, plus informel, cette nouvelle voie extrêmement artificielle se prêtait à de puissantes affirmations. Romantique par son intensité, empruntée à la tradition de Michel-Ange plutôt qu'à celle de David, elle élargit sa palette pour inclure des rêves de terreur, de cruauté et de luxure' (L. Eitner,"Géricaul", Grove Dictionary of Art).
Ces portraits d'enfants étaient des commandes privées, au moyen desquelles Géricault pouvait tester son grand style, avant de l'appliquer de façon plus monumentale à des tableaux publics. La dissonance entre la manière grandiose exprimée dans cette langue intensément romantique, proche de Goya, et le sujet domestique, confère à ces portraits leur pouvoir envoûtant.
Nulle part les racines néo-classiques de l'expérimentation de Géricault ne sont plus évidentes que dans sa Tête d'un jeune homme de profil (lot 85), qui combine l'androgynie des portraits de Dedreux au pur profil grec qui possède 'l'éclat inquiétant de la sculpture teintée' (L. Eitner, Géricault, His Life and Work, London, 1982, p. 94.). Et tandis que son portrait d'Elisabeth Dedreux la montre dans les vêtements à la mode d'une jeune fille, sa pose est très nettement académique, et plus typique des rendus des nus masculins de Géricault.
Géricault entretenait des liens d'amitié très privilégiés avec la famille Dedreux, et en particulier avec l'oncle d'Elisabeth et d'Alfred, Pierre-Joseph Dedreux-Dorcy. Ce dernier, lui-même peintre, emmenait très souvent son jeune neveu dans l'atelier de son ami, où Alfred fut profondément influencé par le choix des sujets de Géricault, notamment les chevaux. Au moment de l'exécution du double portrait présenté ici, Alfred, alors âgé d'environ huit ans, connaissait déjà bien le peintre - malgré l'extraordinaire distance qui semble, dans ce tableau, le séparer du monde des adultes.
Nous remercions Bruno Chenique des précisions qu'il a bien voulu nous apporter concernant les oeuvres de Géricault de cette vente.
Fig. 1 : Théodore Géricault, Etude pour le Portrait d'Alfred et Elisabeth Dedreux, 1817-1818, mine de plomb, 18,6 x 14,3 cm., Paris, Musée du Louvre RMN Thierry Le Mage.