拍品專文
A première vue peu caractéristique de Burne-Jones, ce tableau fait partie d'un ensemble du début des années 1870, dans lequel l'artiste explora le thème allégorique d'une figure féminine flottant dans un ciel nocturne. La première de ces oeuvres, une aquarelle de 1870, The Evening Star (collection particulière), baptisée Vesper par l'artiste, fut achetée par son ami et mécène George Howard, futur Earl of Carlisle. Lui succéda très vite une aquarelle comparable, Night (Collection Lloyd Webber), commandée par l'homme d'affaire de Manchester, Frederick Craven, à laquelle Burne-Jones ajouta un pendant en 1872, une version modifiée de l'Evening Star de Howard (même collection). Luna fut le dernier de ces tableaux, et le seul peint à l'huile. D'abord mentionné dans le registre autographe des oeuvres de Burne-Jones de cette année ('un tableau à l'huile de Luna - dans des teintes bleues'), il ne fut achevé qu'en 1875.
L'intérêt de Burne-Jones pour ces thèmes trahit probablement l'influence de son premier mentor, George Frederic Watts, dont l'obsession pour l'imagerie cosmique était bien connue. Mais comme le suggère Luna, le maître vieillissant peut également avoir emprunté à l'élève. Il est passionnant de comparer ce tableau avec l'Espoir de Watts (Tate Britain, Londres), dans lequel une figure féminine est assise sur un globe, dans des tonalités atténuées de gris et de bleu. L'idée de peindre une allégorie de l'Espoir a pu germer dans l'esprit de Watts dès les années 1840, mais la composition finale est postérieure à l'exécution de Luna, les deux grandes versions (Tate Britain et collection particulière) datant de 1885-1886.
Luna fut d'abord exposée en 1878 à la Grosvenor Gallery, inaugurée l'année précédente sur Bond Street et conçue comme une alternative libérale à la Royal Academy toute proche. Les huit grands tableaux présentés par Burne-Jones y avaient fait sensation et l'avaient immédiatement rendu célèbre; il réalisa donc très vite onze autres oeuvres dans le même esprit. Toutes, à l'exception d'une, furent exposées en groupe dans ce qu'un critique surnomma la 'place d'honneur' de la Galerie Est. Les deux plus importantes, des compositions gigantesques, Le Chant d'Amour (Metropolitan Museum, New York) et Laus Veneris (Laing Art Gallery, Newcastle), furent peintes pour William Graham, le riche marchand de Glasgow, ancien membre du Parlement et mécène le plus dévoué de l'artiste. Luna, suspendu directement au-dessus de Laus Veneris, était l'une des plus petites oeuvres.
Inévitablement, les suffrages de la presse se portèrent sur la taille des toiles : Laus Veneris, inspirée par la légende de Tannhäuser également remarquable par sa coloration splendide et sa langueur érotique, attira particulièrement l'attention. Mais Luna ne fut pas totalement négligée pour autant. Le commentaire le plus positif fut certainement celui de William Michael Rossetti, le frère cadet du maître de Burnes-Jones, auteur d'une critique de l'exposition dans The Academy. Selon lui, le tableau était 'une superbe invention chromatique, de teintes bleues voilées et néanmoins brillantes', et sa 'forme féminine courbée, dont un drapé cachait le visage', était 'd'une justesse exquise'.
Luna fut acheté par Alexander (Alecco) Ionides (1840-1898), le plus jeune frère de Constantine Ionides, propriétaire du dessin de Rossetti de la présente vente (lot 91). Encore tout jeune homme, Alecco ainsi que l'un de ses autres frères, Luke, avait appartenu au 'Gang of Paris', un groupe bohème d'étudiants en art et de leurs amis, immortalisés dans le roman Trilby (1894) de Georges du Maurier. Toutefois, ce n'est qu'en reprenant la maison familiale, au 1, Holland Park à North Kensington, qu'il put témoigner de son audace et de son goût. Au cours des années 1880, il transforma cet hôtel particulier victorien classique en l'une des plus grandes maisons Aesthetic du moment, faisant appel à l'architecte Philip Webb et de deux des membres les plus éminents du mouvement Arts and Crafts - William Morris et Walter Crane. Leurs projets décoratifs constituaient la vitrine d'une collection éclectique de bronzes, statuettes de Tanagra, céramiques perses et chinoises, laques japonaises, etc., tandis que les murs étaient ornés de tableaux de Edward Burne-Jones, Dante Gabriel Rossetti, James Whistler, Alphonse Legros, Henri Fantin-Latour et d'autres. Comme l'évoquait un critique contemporain dans un article paru dans The Studio (1898), l'ensemble témoignait de 'l'harmonie de la complexité', et avait 'la splendeur d'un tapis de soie ancien'.
Cette maison fit en effet l'objet de plusieurs articles, et sur une photographie illustrant un autre compte-rendu publié dans The Art Journal en 1893, on peut voir Luna, suspendu dans l'une des deux salles de dessin communicantes du premier étage (fig. 1). Ionides posséda en tout quatre oeuvres de Burne-Jones, et une deuxième, Pan and Psyche (collection particulière), apparaît sur le mur adjacent. Morris s'était chargé des papiers peints, des tapis, des rideaux et de la décoration du plafond. Trois fins carreaux de Damas étaient suspendus au-dessus de la fenêtre, et sous les tableaux se trouvait un grand piano (aujourd'hui au Victoria and Albert Museum) conçu par Burne-Jones, réalisé par Broadwood, et décoré par des reliefs en plâtre de Paris de Kate Faulkner, un autre membre du cercle de Morris. La salle fut conçue dans une harmonie chromatique de bleus, gris et verts, en parfaite harmonie avec Luna.
Alecco ne profita pas très longtemps de son immense succès. En 1897 il se retrouva sans argent, et Luna, Pan et Psyche ainsi que d'autres tableaux furent envoyés chez Christie's pour une vente anonyme. Luna ne parvint pas à trouver acquéreur, et à la mort d'Alecco l'année suivante, sa veuve en hérita. Ce fut donc elle qui le prêta à l'exposition commémorative de Burne-Jones à la New Gallery en 1898-1899, l'artiste lui-même étant mort l'été précédent. Le tableau avait déjà figuré dans la rétrospective qui avait eu lieu en son honneur au même endroit en 1892-1893.
La toile obtint un meilleur prix lorsque Mme Ionides la proposa de nouveau à Christie's en mars 1902 ; elle fut achetée par Agnew, probablement sur commande de Robert Henry Benson (1850-1929), son nouveau propriétaire. Ce remarquable collectionneur de son temps, remarqué en particulier pour ses maîtres anciens, était un ardent admirateur de Burne-Jones. Propriétaire du Pan et Psyche d'Alecco depuis 1897, et il put réunir ainsi deux oeuvres autrefois suspendues presque côte à côte dans la collection Ionides.
Luna ne fut pas présentée lors de la vente des tableaux contemporains de Benson, qui eut lieu chez Christie's en avril 1929, deux mois après sa mort. En réalité, elle fut perdue de vue pendant de nombreuses années, et ce n'est que l'été dernier qu'un catalogue d'exposition y a fait référence comme 'localisation inconnue' (voir le paragraphe Bibliographie ci-dessus). La trace de la quasi-totalité des tableaux de Burne-Jones a été retrouvée depuis la fin de la longue éclipse de sa réputation, dans les années 1960. C'est néanmoins l'un des rares tableaux qui était resté inconnu et sa redécouverte constitue un événement majeur pour l'histoire de l'art.
Fig. 1 :
Une photographie de Bedford Lemere montrant Luna et Pan et Psyche suspendus dans l'un des salons décorés par Morris & Co. au 1 Holland Park, reproduite d'après le Art Journal, 1893.
L'intérêt de Burne-Jones pour ces thèmes trahit probablement l'influence de son premier mentor, George Frederic Watts, dont l'obsession pour l'imagerie cosmique était bien connue. Mais comme le suggère Luna, le maître vieillissant peut également avoir emprunté à l'élève. Il est passionnant de comparer ce tableau avec l'Espoir de Watts (Tate Britain, Londres), dans lequel une figure féminine est assise sur un globe, dans des tonalités atténuées de gris et de bleu. L'idée de peindre une allégorie de l'Espoir a pu germer dans l'esprit de Watts dès les années 1840, mais la composition finale est postérieure à l'exécution de Luna, les deux grandes versions (Tate Britain et collection particulière) datant de 1885-1886.
Luna fut d'abord exposée en 1878 à la Grosvenor Gallery, inaugurée l'année précédente sur Bond Street et conçue comme une alternative libérale à la Royal Academy toute proche. Les huit grands tableaux présentés par Burne-Jones y avaient fait sensation et l'avaient immédiatement rendu célèbre; il réalisa donc très vite onze autres oeuvres dans le même esprit. Toutes, à l'exception d'une, furent exposées en groupe dans ce qu'un critique surnomma la 'place d'honneur' de la Galerie Est. Les deux plus importantes, des compositions gigantesques, Le Chant d'Amour (Metropolitan Museum, New York) et Laus Veneris (Laing Art Gallery, Newcastle), furent peintes pour William Graham, le riche marchand de Glasgow, ancien membre du Parlement et mécène le plus dévoué de l'artiste. Luna, suspendu directement au-dessus de Laus Veneris, était l'une des plus petites oeuvres.
Inévitablement, les suffrages de la presse se portèrent sur la taille des toiles : Laus Veneris, inspirée par la légende de Tannhäuser également remarquable par sa coloration splendide et sa langueur érotique, attira particulièrement l'attention. Mais Luna ne fut pas totalement négligée pour autant. Le commentaire le plus positif fut certainement celui de William Michael Rossetti, le frère cadet du maître de Burnes-Jones, auteur d'une critique de l'exposition dans The Academy. Selon lui, le tableau était 'une superbe invention chromatique, de teintes bleues voilées et néanmoins brillantes', et sa 'forme féminine courbée, dont un drapé cachait le visage', était 'd'une justesse exquise'.
Luna fut acheté par Alexander (Alecco) Ionides (1840-1898), le plus jeune frère de Constantine Ionides, propriétaire du dessin de Rossetti de la présente vente (lot 91). Encore tout jeune homme, Alecco ainsi que l'un de ses autres frères, Luke, avait appartenu au 'Gang of Paris', un groupe bohème d'étudiants en art et de leurs amis, immortalisés dans le roman Trilby (1894) de Georges du Maurier. Toutefois, ce n'est qu'en reprenant la maison familiale, au 1, Holland Park à North Kensington, qu'il put témoigner de son audace et de son goût. Au cours des années 1880, il transforma cet hôtel particulier victorien classique en l'une des plus grandes maisons Aesthetic du moment, faisant appel à l'architecte Philip Webb et de deux des membres les plus éminents du mouvement Arts and Crafts - William Morris et Walter Crane. Leurs projets décoratifs constituaient la vitrine d'une collection éclectique de bronzes, statuettes de Tanagra, céramiques perses et chinoises, laques japonaises, etc., tandis que les murs étaient ornés de tableaux de Edward Burne-Jones, Dante Gabriel Rossetti, James Whistler, Alphonse Legros, Henri Fantin-Latour et d'autres. Comme l'évoquait un critique contemporain dans un article paru dans The Studio (1898), l'ensemble témoignait de 'l'harmonie de la complexité', et avait 'la splendeur d'un tapis de soie ancien'.
Cette maison fit en effet l'objet de plusieurs articles, et sur une photographie illustrant un autre compte-rendu publié dans The Art Journal en 1893, on peut voir Luna, suspendu dans l'une des deux salles de dessin communicantes du premier étage (fig. 1). Ionides posséda en tout quatre oeuvres de Burne-Jones, et une deuxième, Pan and Psyche (collection particulière), apparaît sur le mur adjacent. Morris s'était chargé des papiers peints, des tapis, des rideaux et de la décoration du plafond. Trois fins carreaux de Damas étaient suspendus au-dessus de la fenêtre, et sous les tableaux se trouvait un grand piano (aujourd'hui au Victoria and Albert Museum) conçu par Burne-Jones, réalisé par Broadwood, et décoré par des reliefs en plâtre de Paris de Kate Faulkner, un autre membre du cercle de Morris. La salle fut conçue dans une harmonie chromatique de bleus, gris et verts, en parfaite harmonie avec Luna.
Alecco ne profita pas très longtemps de son immense succès. En 1897 il se retrouva sans argent, et Luna, Pan et Psyche ainsi que d'autres tableaux furent envoyés chez Christie's pour une vente anonyme. Luna ne parvint pas à trouver acquéreur, et à la mort d'Alecco l'année suivante, sa veuve en hérita. Ce fut donc elle qui le prêta à l'exposition commémorative de Burne-Jones à la New Gallery en 1898-1899, l'artiste lui-même étant mort l'été précédent. Le tableau avait déjà figuré dans la rétrospective qui avait eu lieu en son honneur au même endroit en 1892-1893.
La toile obtint un meilleur prix lorsque Mme Ionides la proposa de nouveau à Christie's en mars 1902 ; elle fut achetée par Agnew, probablement sur commande de Robert Henry Benson (1850-1929), son nouveau propriétaire. Ce remarquable collectionneur de son temps, remarqué en particulier pour ses maîtres anciens, était un ardent admirateur de Burne-Jones. Propriétaire du Pan et Psyche d'Alecco depuis 1897, et il put réunir ainsi deux oeuvres autrefois suspendues presque côte à côte dans la collection Ionides.
Luna ne fut pas présentée lors de la vente des tableaux contemporains de Benson, qui eut lieu chez Christie's en avril 1929, deux mois après sa mort. En réalité, elle fut perdue de vue pendant de nombreuses années, et ce n'est que l'été dernier qu'un catalogue d'exposition y a fait référence comme 'localisation inconnue' (voir le paragraphe Bibliographie ci-dessus). La trace de la quasi-totalité des tableaux de Burne-Jones a été retrouvée depuis la fin de la longue éclipse de sa réputation, dans les années 1960. C'est néanmoins l'un des rares tableaux qui était resté inconnu et sa redécouverte constitue un événement majeur pour l'histoire de l'art.
Fig. 1 :
Une photographie de Bedford Lemere montrant Luna et Pan et Psyche suspendus dans l'un des salons décorés par Morris & Co. au 1 Holland Park, reproduite d'après le Art Journal, 1893.