拍品專文
« Éclatement, signes indéchiffrables marquent ces blocs richement colorés d’une vie intense. On croirait une catastrophe heureuse ; celle d’un camion de tubes de couleurs écrasé par une bombe. »
"Bursting, indecipherable signs mark these richly colored blocks of an intense life. It looks like a happy catastrophe; that of a truck of colored tubes crushed by a bomb. "
- Pierre Descargues
Peint en 1952-1953, acquis auprès de la galerie Jean Fournier et conservé depuis lors dans la même collection privée, Sans titre est un extraordinaire exemple de la maturité stylistique qu’atteint Jean-Paul Riopelle au début des années 1950. Sur deux mètres de hauteur par trois de largeur, se déploie une formidable explosion de couleurs entremêlées les unes aux autres et qui s’embrasent ensemble dans un brasier majestueux. Au cours de cette période fondamentale dans l’œuvre de l’artiste, trois tableaux seulement ont été réalisés dans ce format magistral, plus grand même que deux des œuvres les plus emblématiques de 1953, Blizzard sylvestre (conservé dans les collections du MoMA, New York) et Blue Night (faisant partie de celles du Guggenheim Museum, New York). Rouges, bleus, verts, jaunes, blancs et noirs scintillent ici de toutes parts et miroitent à la surface de l’œuvre. Appliqués en aplats courts et serrés, travaillés au couteau, ces aplats déclinent les infinies potentialités chromatiques de chacun des tons : suivant la façon qu’ont le rouge et le jaune de s’entremêler, le blanc d’adoucir un vert et ou un bleu, ou, à l’inverse, le noir de venir souligner telle ou telle couleur, la palette se nuance et fait apparaître des orangés, des grisés, des bordeaux, des verts plus tendres ou plus forestiers, des indigos et des crèmes. En superposition, se détachent de fines coulures de peintures lancées en travers de la surface, des drippings eux aussi multicolores et qui font la marque des œuvres réalisées par Jean-Paul Riopelle à cette époque décisive de sa trajectoire artistique.
L’œuvre de Jean-Paul Riopelle a souvent été mise en comparaison avec celle de Jackson Pollock et le format spectaculaire de Sans titre invite naturellement au parallèle. Si tous deux semblent, en ces années fertiles de l’immédiat après-guerre, déployer une énergie comparable dans la réinvention des modes de création, investissant leur corps tout entier dans la réalisation de leurs peintures, l’un et l’autre se distinguent toutefois : quand l’Américain trace sur la surface des arabesques et des courbes fluides entrelacées les unes dans les autres, le Canadien, lui, tire des traits épais et droits, orientés en vecteurs qui se croisent. Chez Pollock, l’énergie circule dans l’espace clos de la toile ; chez Riopelle, elle déborde des limites du tableau. Pour le premier, prime la souplesse du délié de la peinture ; pour le second, la matière est fondamentale. A l’instar de Sans titre, les œuvres de Riopelle donnent ainsi à voir des épaisseurs, des empâtements, des sillons et des crêtes sur lesquels l’œil du spectateur est invité à vagabonder, au gré des inflexions que la lumière apporte à la surface. Comme le décrit, au début des années 1950, le critique Patrick Waldberg : « parfois la surface de la toile se filigrane d’un réseau de fibrilles échevelées, entrelacs arachnéens dont les teintes d’un raffinement extrême accentuent la somptuosité grave du fond, ici et là entrevu, et que modulent les splendeurs du ciel lunaire ou les éclats du plein soleil ».
Celui qu’André Breton surnommait le « trappeur supérieur », qui a été brièvement le compagnon de route des Surréalistes avant de tracer sa propre voie au cœur de l’abstraction européenne d’après-guerre, a abondamment été interrogé sur son rapport à la nature, tant ses peintures – auxquelles Sans titre ne fait pas exception – semblent faire écho à l’immensité de son pays natal et à la canopée diaprée des forêts canadiennes. « Je prends ma distance par rapport au réel. Quelle distance ? La bonne. » aimait-il rappeler malicieusement. Car au fond, toute son œuvre envisage la nature comme une finalité à atteindre plutôt que comme une source d’inspiration à proprement parler : « Abstrait : abstraction, tirer de, faire venir de… Ma démarche est inverse. Je ne tire pas de la Nature, je vais vers la Nature ».
Painted in 1952-1953, acquired from the Jean Fournier Gallery and since then kept in the same private collection, Sans titre is an extraordinary example of the stylistic maturity reached by Jean-Paul Riopelle in the early 1950s. Two meters high by three wide, it is a tremendous explosion of colors intertwined with each other and blazing together in a majestic brazier. During this fundamental period in the work of the artist, three paintings were made in this masterful format, even larger than two more emblematic works of 1953, Blizzard sylvestre (preserved in the collections of MoMA, New York) and Blue Night (part of the Guggenheim Museum, New York). Reds, blues, greens, yellows, whites and blacks sparkle here from all parts and shimmer on the surface of the work. Applied in the small and tight areas, worked with a knife, these claim the infinite chromatic potentialities of each of the tones: according to the way that red and yellow intermingle, white softens a green and a blue, or, conversely, black highlights this or that color, the palette is nuanced and shows shades of orange, gray, burgundy, more tender or more forest green, indigos and creams. In superposition, fine dribbles of paintings thrown across the surface separate, drippings also multicolored and which are the hallmarks of the works made by Jean-Paul Riopelle at this decisive time of his artistic career.
The work of Jean-Paul Riopelle has often been paralleled with that of Jackson Pollock and the classic format of Sans Titre naturally triggers that parallel. If both of them deploy, in these fertile years of post-war period, a comparable energy in the reinvention of the modes of creation, investing their whole body in the realization of their paintings, one and the other are nevertheless distinguished: when the American traces arabesques and fluid curves intertwined with each other on the surface, the Canadian draws thick and straight lines, oriented in the vectors that intersect. With Pollock, energy circulates in the enclosed space of the canvas; with Riopelle, it goes beyond the limits of the painting. For the former, the flexibility of the painting nimble is paramount; for the second, matter is fundamental. As Sans titre, Riopelle's works thus offer a view of thicknesses, impastos, furrows and crests on which the eye of the spectator is invited to wander, according to the inflections that light brings to the area. As described in the early 1950s by the critic Patrick Waldberg: "sometimes the surface of the canvas is filigree to a network of disheveled fibrils, spider tracery of which shades of extreme refinement accentuate the serious sumptuousness of the background, here and there glimpsed, and that modulate the splendors of the lunar sky or the splinters of the full sun ".
The one that André Breton dubbed the "superior trapper", who was briefly the Surrealists' fellow traveler before tracing his own path in the heart of post-war European abstraction, was extensively questioned about his report to the nature, as his paintings - to which Sans titre is no exception - seem to echo the immensity of his native land and the dappled canopy of Canadian forests. "I take my distance from reality. How far? The adequate.” he did like to call back maliciously. For basically, all his work considers nature as a goal to achieve rather than as a source of inspiration strictly speaking: "Abstract: abstraction, to draw from, to come from ... My approach is the opposite. I do not draw from Nature, I go towards Nature.”
"Bursting, indecipherable signs mark these richly colored blocks of an intense life. It looks like a happy catastrophe; that of a truck of colored tubes crushed by a bomb. "
- Pierre Descargues
Peint en 1952-1953, acquis auprès de la galerie Jean Fournier et conservé depuis lors dans la même collection privée, Sans titre est un extraordinaire exemple de la maturité stylistique qu’atteint Jean-Paul Riopelle au début des années 1950. Sur deux mètres de hauteur par trois de largeur, se déploie une formidable explosion de couleurs entremêlées les unes aux autres et qui s’embrasent ensemble dans un brasier majestueux. Au cours de cette période fondamentale dans l’œuvre de l’artiste, trois tableaux seulement ont été réalisés dans ce format magistral, plus grand même que deux des œuvres les plus emblématiques de 1953, Blizzard sylvestre (conservé dans les collections du MoMA, New York) et Blue Night (faisant partie de celles du Guggenheim Museum, New York). Rouges, bleus, verts, jaunes, blancs et noirs scintillent ici de toutes parts et miroitent à la surface de l’œuvre. Appliqués en aplats courts et serrés, travaillés au couteau, ces aplats déclinent les infinies potentialités chromatiques de chacun des tons : suivant la façon qu’ont le rouge et le jaune de s’entremêler, le blanc d’adoucir un vert et ou un bleu, ou, à l’inverse, le noir de venir souligner telle ou telle couleur, la palette se nuance et fait apparaître des orangés, des grisés, des bordeaux, des verts plus tendres ou plus forestiers, des indigos et des crèmes. En superposition, se détachent de fines coulures de peintures lancées en travers de la surface, des drippings eux aussi multicolores et qui font la marque des œuvres réalisées par Jean-Paul Riopelle à cette époque décisive de sa trajectoire artistique.
L’œuvre de Jean-Paul Riopelle a souvent été mise en comparaison avec celle de Jackson Pollock et le format spectaculaire de Sans titre invite naturellement au parallèle. Si tous deux semblent, en ces années fertiles de l’immédiat après-guerre, déployer une énergie comparable dans la réinvention des modes de création, investissant leur corps tout entier dans la réalisation de leurs peintures, l’un et l’autre se distinguent toutefois : quand l’Américain trace sur la surface des arabesques et des courbes fluides entrelacées les unes dans les autres, le Canadien, lui, tire des traits épais et droits, orientés en vecteurs qui se croisent. Chez Pollock, l’énergie circule dans l’espace clos de la toile ; chez Riopelle, elle déborde des limites du tableau. Pour le premier, prime la souplesse du délié de la peinture ; pour le second, la matière est fondamentale. A l’instar de Sans titre, les œuvres de Riopelle donnent ainsi à voir des épaisseurs, des empâtements, des sillons et des crêtes sur lesquels l’œil du spectateur est invité à vagabonder, au gré des inflexions que la lumière apporte à la surface. Comme le décrit, au début des années 1950, le critique Patrick Waldberg : « parfois la surface de la toile se filigrane d’un réseau de fibrilles échevelées, entrelacs arachnéens dont les teintes d’un raffinement extrême accentuent la somptuosité grave du fond, ici et là entrevu, et que modulent les splendeurs du ciel lunaire ou les éclats du plein soleil ».
Celui qu’André Breton surnommait le « trappeur supérieur », qui a été brièvement le compagnon de route des Surréalistes avant de tracer sa propre voie au cœur de l’abstraction européenne d’après-guerre, a abondamment été interrogé sur son rapport à la nature, tant ses peintures – auxquelles Sans titre ne fait pas exception – semblent faire écho à l’immensité de son pays natal et à la canopée diaprée des forêts canadiennes. « Je prends ma distance par rapport au réel. Quelle distance ? La bonne. » aimait-il rappeler malicieusement. Car au fond, toute son œuvre envisage la nature comme une finalité à atteindre plutôt que comme une source d’inspiration à proprement parler : « Abstrait : abstraction, tirer de, faire venir de… Ma démarche est inverse. Je ne tire pas de la Nature, je vais vers la Nature ».
Painted in 1952-1953, acquired from the Jean Fournier Gallery and since then kept in the same private collection, Sans titre is an extraordinary example of the stylistic maturity reached by Jean-Paul Riopelle in the early 1950s. Two meters high by three wide, it is a tremendous explosion of colors intertwined with each other and blazing together in a majestic brazier. During this fundamental period in the work of the artist, three paintings were made in this masterful format, even larger than two more emblematic works of 1953, Blizzard sylvestre (preserved in the collections of MoMA, New York) and Blue Night (part of the Guggenheim Museum, New York). Reds, blues, greens, yellows, whites and blacks sparkle here from all parts and shimmer on the surface of the work. Applied in the small and tight areas, worked with a knife, these claim the infinite chromatic potentialities of each of the tones: according to the way that red and yellow intermingle, white softens a green and a blue, or, conversely, black highlights this or that color, the palette is nuanced and shows shades of orange, gray, burgundy, more tender or more forest green, indigos and creams. In superposition, fine dribbles of paintings thrown across the surface separate, drippings also multicolored and which are the hallmarks of the works made by Jean-Paul Riopelle at this decisive time of his artistic career.
The work of Jean-Paul Riopelle has often been paralleled with that of Jackson Pollock and the classic format of Sans Titre naturally triggers that parallel. If both of them deploy, in these fertile years of post-war period, a comparable energy in the reinvention of the modes of creation, investing their whole body in the realization of their paintings, one and the other are nevertheless distinguished: when the American traces arabesques and fluid curves intertwined with each other on the surface, the Canadian draws thick and straight lines, oriented in the vectors that intersect. With Pollock, energy circulates in the enclosed space of the canvas; with Riopelle, it goes beyond the limits of the painting. For the former, the flexibility of the painting nimble is paramount; for the second, matter is fundamental. As Sans titre, Riopelle's works thus offer a view of thicknesses, impastos, furrows and crests on which the eye of the spectator is invited to wander, according to the inflections that light brings to the area. As described in the early 1950s by the critic Patrick Waldberg: "sometimes the surface of the canvas is filigree to a network of disheveled fibrils, spider tracery of which shades of extreme refinement accentuate the serious sumptuousness of the background, here and there glimpsed, and that modulate the splendors of the lunar sky or the splinters of the full sun ".
The one that André Breton dubbed the "superior trapper", who was briefly the Surrealists' fellow traveler before tracing his own path in the heart of post-war European abstraction, was extensively questioned about his report to the nature, as his paintings - to which Sans titre is no exception - seem to echo the immensity of his native land and the dappled canopy of Canadian forests. "I take my distance from reality. How far? The adequate.” he did like to call back maliciously. For basically, all his work considers nature as a goal to achieve rather than as a source of inspiration strictly speaking: "Abstract: abstraction, to draw from, to come from ... My approach is the opposite. I do not draw from Nature, I go towards Nature.”