Troupeau de trois moutons de pierre et deux transhumants

Déferlante dans la carrière du sculpteur, la série des moutons de F.-X Lalanne débute en janvier 1965 lors du 16e Salon de la jeune peinture. Dans leur version initiale, vingt-quatre moutons en laine et bronze sont présentés en un troupeau compact nommé Pour Polyphème. Sous leur innocente apparence, ils sont pour l'artiste le moyen de susciter l'attention au Salon dont la thématique de cette année est 'l'hommage au vert'. Dans leur version 'domestique', ces ovins de bronze exposés à l'entrée font office de banquette et ne manquent pas de faire sensation. Leur succès est toujours retentissant lorsqu'en 1979 F.-X. Lalanne réalise pour le lycée d'enseignement professionnel d'Agen-Foulayronnes une version exterieure des moutons constitués désormais d'époxystone et de bronze. Déstinés au plein air, la robustesse des matériaux utilisés souligne à la fois la tension des formes et le fini des surfaces. Comme souvent dans les oeuvres du sculpteur, la primauté est donnée à la vision latérale. Leur caractère hiératique est insufflé par les contours concis et les lignes qui semblent closes sur elles-mêmes.
Pour le moins insolite, la réédition des moutons de 1988 entraine une révision de leur morphologie. En effet, dans le cadre d'une commande du musée d'ethnographie de la Vallée à Barcelonette consacré à la transhumance, François-Xavier Lalanne réalise trois Moutons de la race des Mourres-rous. Néanmoins, Pierre Coste, alors conservateur du musée, juge que les moutons gras et statiques sont peu enclins à représenter ceux de la région habitués à la transhumance. L'artiste réalise alors une nouvelle série de moutons dont les mensurations suivent la description technique de la race communiquée par le chef du secteur Var du Parc National du Mercantour, Jean Louis Cossa. Pierre Coste note alors: 'En avril 1988, les moutons de Lalanne arrivent à Barcelonette, à l'arrière d'un camion de déménagement, dans des couvertures, avec deux mois d'avance sur les moutons transhumants, qui eux aussi, majoritairement, montent désormais en camion encore que quelques troupeaux franchissent toujours à pied les cols du Sud.'(D. Abadie, Lalanne(s), Paris, 2008, p. 333).
Membres émérites du bestiaires des Lalanne, les moutons incarnent l'univers que forment, à la vie comme à la galerie, le couple Lalanne. En 1964, Claude et François-Xavier présentent à la Galerie J l'exposition Zoophites qui préfigure leur style. James Metcalf, leur voisin et ami de l'impasse Ronsin, décrit leurs créations dans la préface du catalogue: 'Une admirable exposition d'objets contemporains utiles simplement dans la mesure où on pourra s'en servir. François-Xavier et Claude, mariant les techniques anciennes et modernes avec le courage qui distingue l'artiste et l'Artisan, ont créé des objets 'pour vivre avec' qui défient la série et sont essentiellement aussi individuels et singuliers que chacun d'entre nous.'
Bloc monolithique ayant une découpe de nuage, ces objets animaux invitent à se replonger dans le monde onirique du Petit Prince de Saint Exupéry. A l'inverse des bêtes endoctrinées de la Ferme des animaux de Georges Orwell, les moutons de Lalanne incarnent la vie au grand air et les revendications altermondialistes dans le tournant de Mai 1968. A moins qu'ils n'aient aussi inspiré une étonnante robe de mariée à Yves Saint Laurent pour la collection de l'Automne-Hiver 1965; surtout lorsqu'on sait qu'une collaboration artistique durable émerge quelques années plus tard entre le couturier et les sculpteurs.