Lot Essay
"Pissarro s'est entièrement dégagé des souvenirs de Millet ; il peint ses campagnards, sans fausse grandeur, simplement, tels qu'il les voit. Ce sont de véritables petits chefs-d'oeuvre" (J.- K. Huysmans, l'Art moderne, Paris, 1883, pp. 266-267) ?
A partir du milieu des années 1870 et jusqu'aux années 1890, Pissarro exécute une série de portraits et scènes de la vie rurale. A Pontoise, d'abord, puis à Eragny-sur-Epte, il s'intéresse en premier lieu au sujet masculin puis, dès 1882, entame une série de portraits monumentaux de paysannes qui occupera une place centrale dans son oeuvre.
Si la double influence de Corot et de Millet s'exprime dans ces toiles, par la représentation d'une vie rurale célébrée pour son humilité, sa dignité et sa simplicité, il est indéniable que Pissarro se distingue de ses prédécesseurs. En effet, le regard idéaliste et parfois teinté de complaisance que les maîtres du XIXe siècle peuvent porter sur cet univers, louant son attachement à la terre, aux traditions et au labeur, par opposition à un monde urbain ostentatoire et corrompu, n'est pas celui de Pissarro. Si l'artiste semble éprouver un respect certain pour ces hommes et ces femmes qui travaillent dur et se satisfont de peu, il se défend de créer à travers ces portraits de nouvelles images d'Epinal.
Car il s'agit bien de véritables portraits, et non plus de simples scènes de genre. En cela Pissarro se différencie de ses contemporains qui, au début de la IIIe République, n'exécutent le portrait que sur commande, à la demande de riches amateurs. En réalisant le portrait de paysans ordinaires, Pissarro affirme son indépendance, en dépit de sa grande détresse financière, et les affranchit en quelque sorte grâce à sa peinture, les plaçant au même rang que les plus grands bourgeois de l'époque. Le peintre ne cherche cependant pas à enjoliver la condition paysanne. Il représente ses sujets tels qu'il les voit, parfois dans un dénuement qu'il ne tente pas de cacher. Il reste ainsi fidèle à sa conception de la peinture, à un art respectueux des préceptes de l'Impressionnisme, qui sublime la réalité sans chercher à tromper.
Paysanne attachant son soulier fait partie de cette série et s'inscrit tout à fait dans cette démarche. Peint en 1885, alors que Pissarro et sa famille viennent de s'installer à Eragny, le tableau pourrait représenter la bonne, Juliette, jeune fille du village aidant l'épouse de l'artiste, Julie, dans les multiples tâches liées à la tenue du foyer et à l'éducation des nombreux enfants du couple. Comme dans ses autres portraits, il semble que le peintre n'ait pas simplement voulu rendre l'image générique d'une paysanne quelconque, mais bien exécuter le portrait d'une femme particulière, identifiable par plusieurs aspects. Le sujet traité n'est donc pas comme l'on pourrait le croire le quotidien de la vie rurale en général, incarnée par un modèle anonyme et interchangeable, mais bien le modèle lui-même, dans toute son individualité. Les traits fins du visage, la coiffure, l'ornement porté dans les cheveux sont autant de détails qui identifient la figure, bien que ni sa pose, ni son vêtement ne permettent de la différencier des autres femmes de sa condition.
Si Pissarro exprime la modernité de ses convictions par le choix du sujet et son traitement, il démontre également l'avancement de sa démarche artistique, à travers un cadrage quasiment photographique et une technique teintée de l'influence naissante de ses nouveaux amis pointillistes, Signac et Seurat, rencontrés quelques mois auparavant. Le point de vue adopté, en plongée et gros-plan, précipite le spectateur dans l'intimité du modèle, elle-même occupée à nouer son soulier, dernier élément de sa tenue quotidienne. Pissarro, à la manière de Degas, semble saisir l'instant à l'insu de la jeune fille, dont seule une partie du visage est visible. Le cadrage très rapproché découpe assez abruptement le sujet et cache au spectateur la vue du soulier pourtant évoqué dans le titre du tableau. La fenêtre en arrière-plan, dessinée par des lignes géométriques marquées, accentue encore la modernité d'une oeuvre dont le sujet pourrait de prime abord sembler traditionnel. Comme Degas avec ses danseuses, ses repasseuses et ses modistes, Pissarro se fait ici le témoin d'une condition féminine largement écartée des représentations de l'époque et totalement ignorée par certains chefs de file de l'Impressionnisme tels que Monet ou Sisley. Le peintre nous propose à ce titre une vision unique de son temps.
"Pissarro freed himself entirely from memories of Millet. He painted his country folk without false grandeur, simply, as he saw them. These are real little masterpieces" (J.- K. Huysmans, l'Art modern, Paris, 1883, p. 266-267).
From the mid-1870s up until the 1890s, Pissarro produced a series of portraits and scenes of rural life. At first in Pontoise and then in Eragny-sur-Epte, he initially focused on male subjects before undertaking, from 1882, a series of monumental portraits of rural characters which would occupy a central place in his work.
While the dual influence of Corot and Millet can be seen in his canvasses, Pissarro certainly stands out from his predecessors through his representation of rural life celebrated for its humility, dignity and simplicity. The 19th-century masters' idealistic and sometimes even complacent view of this world, praising its attachment to the soil, tradition and hard work, in contrast to an ostentatious and corrupt urban world, is not the view adopted by Pissarro. Although the artist appears to show a certain respect for these men and women who work hard and are satisfied with so little, he stops short of allowing his portraits to be picture postcards.
These are real portraits, rather than simple genre scenes. Pissarro stands out in this respect from his contemporaries who, in the early days of the Third Republic, only produced portraits to order, commissioned by rich patrons. By producing portraits of ordinary rural subjects, Pissarro affirmed his independence, despite his considerable financial difficulties, empowering them in some way through his painting by placing them on the same level as the wealthiest members of the middle class. The painter did not attempt to embellish rural life, however. His subjects are represented as he sees them, sometimes in a state of destitution which he makes no attempt to conceal. He therefore remains loyal to his concept of painting, to an art which obeys the laws of Impressionism, which sublimates reality without seeking to deceive.
Paysanne attachant son soulier is part of this series and a perfect example of this approach. Produced in 1885, when Pissarro and his family were living in Eragny, the painting probably depicts the maid, Juliette, a girl from the village helping the artist's wife, Julie, with the many household chores and the education of the couple's numerous children. As in his other portraits, it seems that the painter did not want to paint a generic image of any rural subject, but to actually paint the portrait of a particular woman, identifiable in several ways. The subject addressed is therefore not, as one might think, everyday rural life in general, embodied in an anonymous and interchangeable model, but actually the model herself, in all her individuality. The fine features of the face, the hairstyle and the ornament worn in the hair are all details which identify the figure, despite the fact that neither the pose nor the clothing distinguish her from other women of a similar background.
While Pissarro expresses the modernity of his approach through the choice of subject and its treatment, he also demonstrates his accomplishment as an artist through an almost photographic framing and a technique marked by the burgeoning influence of his new Pointillist friends, Signac and Seurat, who he had met a few months earlier. The viewpoint adopted - close-up and looking down - plunges the viewer into an intimacy with the model, busy tying her shoe laces, the last element of her daily attire. Pissarro, in the manner of Degas, seems to capture the moment without the girl, whose face is only partly visible, being aware of it. The very close cropping cuts off the subject fairly abruptly, hiding from view the shoe referred to in the painting's title. The window in the background, rendered in pronounced geometric lines, further accentuates the modernity of a work whose subject could appear traditional at first glance. Like Degas with his dancers, pressers and milliners, Pissarro testifies here to women's lot in a way which is largely absent from representations of the period and totally ignored by some leading Impressionists such as Monet or Sisley. The painter therefore provides us with a unique vision of his time.
A partir du milieu des années 1870 et jusqu'aux années 1890, Pissarro exécute une série de portraits et scènes de la vie rurale. A Pontoise, d'abord, puis à Eragny-sur-Epte, il s'intéresse en premier lieu au sujet masculin puis, dès 1882, entame une série de portraits monumentaux de paysannes qui occupera une place centrale dans son oeuvre.
Si la double influence de Corot et de Millet s'exprime dans ces toiles, par la représentation d'une vie rurale célébrée pour son humilité, sa dignité et sa simplicité, il est indéniable que Pissarro se distingue de ses prédécesseurs. En effet, le regard idéaliste et parfois teinté de complaisance que les maîtres du XIX
Car il s'agit bien de véritables portraits, et non plus de simples scènes de genre. En cela Pissarro se différencie de ses contemporains qui, au début de la III
Paysanne attachant son soulier fait partie de cette série et s'inscrit tout à fait dans cette démarche. Peint en 1885, alors que Pissarro et sa famille viennent de s'installer à Eragny, le tableau pourrait représenter la bonne, Juliette, jeune fille du village aidant l'épouse de l'artiste, Julie, dans les multiples tâches liées à la tenue du foyer et à l'éducation des nombreux enfants du couple. Comme dans ses autres portraits, il semble que le peintre n'ait pas simplement voulu rendre l'image générique d'une paysanne quelconque, mais bien exécuter le portrait d'une femme particulière, identifiable par plusieurs aspects. Le sujet traité n'est donc pas comme l'on pourrait le croire le quotidien de la vie rurale en général, incarnée par un modèle anonyme et interchangeable, mais bien le modèle lui-même, dans toute son individualité. Les traits fins du visage, la coiffure, l'ornement porté dans les cheveux sont autant de détails qui identifient la figure, bien que ni sa pose, ni son vêtement ne permettent de la différencier des autres femmes de sa condition.
Si Pissarro exprime la modernité de ses convictions par le choix du sujet et son traitement, il démontre également l'avancement de sa démarche artistique, à travers un cadrage quasiment photographique et une technique teintée de l'influence naissante de ses nouveaux amis pointillistes, Signac et Seurat, rencontrés quelques mois auparavant. Le point de vue adopté, en plongée et gros-plan, précipite le spectateur dans l'intimité du modèle, elle-même occupée à nouer son soulier, dernier élément de sa tenue quotidienne. Pissarro, à la manière de Degas, semble saisir l'instant à l'insu de la jeune fille, dont seule une partie du visage est visible. Le cadrage très rapproché découpe assez abruptement le sujet et cache au spectateur la vue du soulier pourtant évoqué dans le titre du tableau. La fenêtre en arrière-plan, dessinée par des lignes géométriques marquées, accentue encore la modernité d'une oeuvre dont le sujet pourrait de prime abord sembler traditionnel. Comme Degas avec ses danseuses, ses repasseuses et ses modistes, Pissarro se fait ici le témoin d'une condition féminine largement écartée des représentations de l'époque et totalement ignorée par certains chefs de file de l'Impressionnisme tels que Monet ou Sisley. Le peintre nous propose à ce titre une vision unique de son temps.
"Pissarro freed himself entirely from memories of Millet. He painted his country folk without false grandeur, simply, as he saw them. These are real little masterpieces" (J.- K. Huysmans, l'Art modern, Paris, 1883, p. 266-267).
From the mid-1870s up until the 1890s, Pissarro produced a series of portraits and scenes of rural life. At first in Pontoise and then in Eragny-sur-Epte, he initially focused on male subjects before undertaking, from 1882, a series of monumental portraits of rural characters which would occupy a central place in his work.
While the dual influence of Corot and Millet can be seen in his canvasses, Pissarro certainly stands out from his predecessors through his representation of rural life celebrated for its humility, dignity and simplicity. The 19th-century masters' idealistic and sometimes even complacent view of this world, praising its attachment to the soil, tradition and hard work, in contrast to an ostentatious and corrupt urban world, is not the view adopted by Pissarro. Although the artist appears to show a certain respect for these men and women who work hard and are satisfied with so little, he stops short of allowing his portraits to be picture postcards.
These are real portraits, rather than simple genre scenes. Pissarro stands out in this respect from his contemporaries who, in the early days of the Third Republic, only produced portraits to order, commissioned by rich patrons. By producing portraits of ordinary rural subjects, Pissarro affirmed his independence, despite his considerable financial difficulties, empowering them in some way through his painting by placing them on the same level as the wealthiest members of the middle class. The painter did not attempt to embellish rural life, however. His subjects are represented as he sees them, sometimes in a state of destitution which he makes no attempt to conceal. He therefore remains loyal to his concept of painting, to an art which obeys the laws of Impressionism, which sublimates reality without seeking to deceive.
Paysanne attachant son soulier is part of this series and a perfect example of this approach. Produced in 1885, when Pissarro and his family were living in Eragny, the painting probably depicts the maid, Juliette, a girl from the village helping the artist's wife, Julie, with the many household chores and the education of the couple's numerous children. As in his other portraits, it seems that the painter did not want to paint a generic image of any rural subject, but to actually paint the portrait of a particular woman, identifiable in several ways. The subject addressed is therefore not, as one might think, everyday rural life in general, embodied in an anonymous and interchangeable model, but actually the model herself, in all her individuality. The fine features of the face, the hairstyle and the ornament worn in the hair are all details which identify the figure, despite the fact that neither the pose nor the clothing distinguish her from other women of a similar background.
While Pissarro expresses the modernity of his approach through the choice of subject and its treatment, he also demonstrates his accomplishment as an artist through an almost photographic framing and a technique marked by the burgeoning influence of his new Pointillist friends, Signac and Seurat, who he had met a few months earlier. The viewpoint adopted - close-up and looking down - plunges the viewer into an intimacy with the model, busy tying her shoe laces, the last element of her daily attire. Pissarro, in the manner of Degas, seems to capture the moment without the girl, whose face is only partly visible, being aware of it. The very close cropping cuts off the subject fairly abruptly, hiding from view the shoe referred to in the painting's title. The window in the background, rendered in pronounced geometric lines, further accentuates the modernity of a work whose subject could appear traditional at first glance. Like Degas with his dancers, pressers and milliners, Pissarro testifies here to women's lot in a way which is largely absent from representations of the period and totally ignored by some leading Impressionists such as Monet or Sisley. The painter therefore provides us with a unique vision of his time.