Lot Essay
''Après avoir utilisé pendant deux mois le mâchefer, je passai à l’éponge. Un marchand en gros d’éponges de la rue Monge me laissa faire grande provision d’un amas d’éponges grotesques invendables, présentant pour le commerce des défauts qui leur donnaient au contraire pour moi plus de prix.'' - Jean Dubuffet
“After using clinkers for two months, I went to sponges. A wholesale dealer on rue Monge let me take my pick from a huge pile, all of them grotesque and unsaleable. But what were defects for the trade, were added virtues for me.” - Jean Dubuffet
Le Maestro fait partie du petit groupe d’œuvres en trois dimensions que Jean Dubuffet réalise entre mars et octobre 1954 et qui sont réunies sous la dénomination commune de "Petites Statues de la vie précaire". Les épithètes choisies par l'artiste sont révélatrices de son approche singulière de la sculpture. Petites, ces œuvres le sont tant dans leur format que dans leur ambition de rompre avec le grandiose et la pompe associés à la statuaire classique. La précarité dont elles se font les porte-étendards est celle de la vie même, de ses cahots et de ses fragilités. Elles modèlent ce que Pierre Michon appellera plus tard et dans un autre contexte les "vies minuscules", s'emparant pour ce faire de matériaux pauvres : ici éponges de rebut, ailleurs morceaux de mâchefer, pieds de vigne, filasse, racines, la lave ou pierres. "Rongés, ravinés, torturés, ravagés dans leur substance vive, mais aussi grotesques et hallucinés", les personnages ainsi créés semblent "intensément occupés à creuser en eux les galeries turbulentes et désordonnées qui font de chacun de ces êtres un courant innombrable, un tissu illimité et fragile, transporté et dérisoire" (M. Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, fascicule X, Lausanne, 1969, p. 8).
En prenant forme dans l'espace, ces œuvres prolongent le travail de sape entrepris par l'artiste depuis déjà un peu plus qu'une décennie pour déconstruire les codes artistiques établis. En particulier, elles donnent une envergure nouvelle à la façon dont la matière a été traitée par Dubuffet dans les œuvres qu'il réalise en ce début des années 1950. Travaillant à cette époque une pâte beaucoup plus épaisse qu'auparavant, fusionnant la figure humaine dans un magma dense et foisonnant, l'artiste donne naissance à des toiles dont la surface relève davantage de l'écorce que du linceul. Mais jusqu'alors la peinture demeurait, intermédiaire entre l'artiste et la matière, chariant avec elle son lot de conceptions éculées. "Il y a donc une manipulation - au moins - que [Dubuffet] n'a pas essayée : le matériau vulgaire n'a pas encore eu l'occasion de s'exprimer en personne [...]. Reste à laisser parler le matériau brut sans l'aide - c'est-à-dire sans l'intervention contraignante - d'aucune arrière-pensée qui puisse venir de l'art (je veux parler de tous les automatismes culturels véhiculés par le simple recours à la couleur à l'huile, à l'encre de Chine) : sans laisser l'art traditionnel penser derrière le matériau et injecter subrepticement en celui-ci des préméditations qui échappent au travail entrepris" (M. Loreau, ibid., p. 8). Et c'est bien le problème que se proposent de résoudre les petites statues de la vie précaire, en permettant pour la première fois à la matière de s'exprimer par et pour elle-même, sans filtre ni médiateur.
Les qualités anthropomorphiques de l'éponge permettent à l'artiste de faire émerger un visage - des yeux exorbités notamment et une bouche grande ouverte, comme traversée d'un souffle ou bien d'un cri. La tête démesurée repose, comme en léger déséquilibre et par la jointure d'un cou massif, sur un corps sans bras de même gabarit. Fait d'un matériau humble et dans des proportions grotesques, Le Maestro porte un titre qui a valeur de manifeste. Il célèbre la conception que Dubuffet se fait de l'artiste : il n'évolue nullement dans les hautes sphères auxquelles seul il a accès et dont il se fait l'intercesseur, il est au contraire cet "homme du commun à l'ouvrage". Car pour lui, l'art comme la beauté ne sont pas hors de portée du commun ; ils sont précisément là où l'on les attend pas.
Le Maestro is part of a small group of three-dimensional works that Jean Dubuffet produced between March and October 1954, which are grouped together under the common denomination of “Petites Statues de la vie précaire.”
The epithets chosen by the artist are indicative of his singular approach to sculpture. These small works are such in terms of their format as well as in their ambition to break away from the grandiose and the pomp associated with classical statuary. The precariousness of which they are the standard-bearers is that of life itself, of its bumps and its fragility. They model what Pierre Michon called later and in another context: the “tiny lives”—seizing for this purpose of poor materials: here sponges of waste, elsewhere pieces of clinker, feet of vine, thread, roots, lava or stones. “Gnawed, eroded, tortured, ravaged in their living substance, but also grotesque and hallucinated,” the characters thus created seem “intensely occupied to dig within them the turbulent and disordered galleries which make of each one of these beings an innumerable current, a boundless and fragile fabric, transported and derisory.” (M. Loreau, Catalogue of the works of Jean Dubuffet, booklet X, Lausanne, 1969, p. 8).
By taking shape in space, these works prolong the work of undermining, undertaken by the artist for a little more than a decade, to deconstruct established artistic codes. In particular, they provide a new scope to the way in which Dubuffet treated matter in the works he produced during the early 1950s. Working at that time with a much thicker paste than before, merging the human figure in a dense and abundant magma, the artist gave birth to canvases whose surface was more like tree bark than a shroud. But until then, painting remained, an intermediary between the artist and the material, conveying its share of hackneyed conceptions. “There is thus a manipulation— at least—that [Dubuffet] did not try: the vulgar material did not have yet the occasion to express itself in person [...]. Remained to let the raw material speak out without any help—that is to say without the constraining intervention—of no back-thought which can come from the art (I want to speak about all the cultural automatisms conveyed by the simple recourse to oil colour, to Chinese ink): without letting traditional art think behind the material and inject surreptitiously in it one of the premeditations which escape the undertaken work.” (M. Loreau, ibid., p. 8). And it is indeed the problem that the small statues of the precarious life offer to solve, by allowing for the first time matter to express itself by and for itself, without filter nor mediator.
The anthropomorphic qualities of the sponge allow the artist to make a face emerge—exorbitant eyes in particular and a mouth wide open, as if crossed by a breath or a cry. The disproportionate head rests, as if in slight imbalance and by the joint of a massive neck, on a body without arms of the same size. Made of a humble material and of grotesque proportions, Le Maestro bears a title that has the value of a manifesto. It celebrates how Dubuffet conceives the artist: he does not evolve in the high spheres to which only he has access and of which he makes himself the intercessor, he is on the contrary this “common man at work.” Because for him, art as well as beauty are not out of reach for the common; they are precisely where one is not waiting for them.
“After using clinkers for two months, I went to sponges. A wholesale dealer on rue Monge let me take my pick from a huge pile, all of them grotesque and unsaleable. But what were defects for the trade, were added virtues for me.” - Jean Dubuffet
Le Maestro fait partie du petit groupe d’œuvres en trois dimensions que Jean Dubuffet réalise entre mars et octobre 1954 et qui sont réunies sous la dénomination commune de "Petites Statues de la vie précaire". Les épithètes choisies par l'artiste sont révélatrices de son approche singulière de la sculpture. Petites, ces œuvres le sont tant dans leur format que dans leur ambition de rompre avec le grandiose et la pompe associés à la statuaire classique. La précarité dont elles se font les porte-étendards est celle de la vie même, de ses cahots et de ses fragilités. Elles modèlent ce que Pierre Michon appellera plus tard et dans un autre contexte les "vies minuscules", s'emparant pour ce faire de matériaux pauvres : ici éponges de rebut, ailleurs morceaux de mâchefer, pieds de vigne, filasse, racines, la lave ou pierres. "Rongés, ravinés, torturés, ravagés dans leur substance vive, mais aussi grotesques et hallucinés", les personnages ainsi créés semblent "intensément occupés à creuser en eux les galeries turbulentes et désordonnées qui font de chacun de ces êtres un courant innombrable, un tissu illimité et fragile, transporté et dérisoire" (M. Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, fascicule X, Lausanne, 1969, p. 8).
En prenant forme dans l'espace, ces œuvres prolongent le travail de sape entrepris par l'artiste depuis déjà un peu plus qu'une décennie pour déconstruire les codes artistiques établis. En particulier, elles donnent une envergure nouvelle à la façon dont la matière a été traitée par Dubuffet dans les œuvres qu'il réalise en ce début des années 1950. Travaillant à cette époque une pâte beaucoup plus épaisse qu'auparavant, fusionnant la figure humaine dans un magma dense et foisonnant, l'artiste donne naissance à des toiles dont la surface relève davantage de l'écorce que du linceul. Mais jusqu'alors la peinture demeurait, intermédiaire entre l'artiste et la matière, chariant avec elle son lot de conceptions éculées. "Il y a donc une manipulation - au moins - que [Dubuffet] n'a pas essayée : le matériau vulgaire n'a pas encore eu l'occasion de s'exprimer en personne [...]. Reste à laisser parler le matériau brut sans l'aide - c'est-à-dire sans l'intervention contraignante - d'aucune arrière-pensée qui puisse venir de l'art (je veux parler de tous les automatismes culturels véhiculés par le simple recours à la couleur à l'huile, à l'encre de Chine) : sans laisser l'art traditionnel penser derrière le matériau et injecter subrepticement en celui-ci des préméditations qui échappent au travail entrepris" (M. Loreau, ibid., p. 8). Et c'est bien le problème que se proposent de résoudre les petites statues de la vie précaire, en permettant pour la première fois à la matière de s'exprimer par et pour elle-même, sans filtre ni médiateur.
Les qualités anthropomorphiques de l'éponge permettent à l'artiste de faire émerger un visage - des yeux exorbités notamment et une bouche grande ouverte, comme traversée d'un souffle ou bien d'un cri. La tête démesurée repose, comme en léger déséquilibre et par la jointure d'un cou massif, sur un corps sans bras de même gabarit. Fait d'un matériau humble et dans des proportions grotesques, Le Maestro porte un titre qui a valeur de manifeste. Il célèbre la conception que Dubuffet se fait de l'artiste : il n'évolue nullement dans les hautes sphères auxquelles seul il a accès et dont il se fait l'intercesseur, il est au contraire cet "homme du commun à l'ouvrage". Car pour lui, l'art comme la beauté ne sont pas hors de portée du commun ; ils sont précisément là où l'on les attend pas.
Le Maestro is part of a small group of three-dimensional works that Jean Dubuffet produced between March and October 1954, which are grouped together under the common denomination of “Petites Statues de la vie précaire.”
The epithets chosen by the artist are indicative of his singular approach to sculpture. These small works are such in terms of their format as well as in their ambition to break away from the grandiose and the pomp associated with classical statuary. The precariousness of which they are the standard-bearers is that of life itself, of its bumps and its fragility. They model what Pierre Michon called later and in another context: the “tiny lives”—seizing for this purpose of poor materials: here sponges of waste, elsewhere pieces of clinker, feet of vine, thread, roots, lava or stones. “Gnawed, eroded, tortured, ravaged in their living substance, but also grotesque and hallucinated,” the characters thus created seem “intensely occupied to dig within them the turbulent and disordered galleries which make of each one of these beings an innumerable current, a boundless and fragile fabric, transported and derisory.” (M. Loreau, Catalogue of the works of Jean Dubuffet, booklet X, Lausanne, 1969, p. 8).
By taking shape in space, these works prolong the work of undermining, undertaken by the artist for a little more than a decade, to deconstruct established artistic codes. In particular, they provide a new scope to the way in which Dubuffet treated matter in the works he produced during the early 1950s. Working at that time with a much thicker paste than before, merging the human figure in a dense and abundant magma, the artist gave birth to canvases whose surface was more like tree bark than a shroud. But until then, painting remained, an intermediary between the artist and the material, conveying its share of hackneyed conceptions. “There is thus a manipulation— at least—that [Dubuffet] did not try: the vulgar material did not have yet the occasion to express itself in person [...]. Remained to let the raw material speak out without any help—that is to say without the constraining intervention—of no back-thought which can come from the art (I want to speak about all the cultural automatisms conveyed by the simple recourse to oil colour, to Chinese ink): without letting traditional art think behind the material and inject surreptitiously in it one of the premeditations which escape the undertaken work.” (M. Loreau, ibid., p. 8). And it is indeed the problem that the small statues of the precarious life offer to solve, by allowing for the first time matter to express itself by and for itself, without filter nor mediator.
The anthropomorphic qualities of the sponge allow the artist to make a face emerge—exorbitant eyes in particular and a mouth wide open, as if crossed by a breath or a cry. The disproportionate head rests, as if in slight imbalance and by the joint of a massive neck, on a body without arms of the same size. Made of a humble material and of grotesque proportions, Le Maestro bears a title that has the value of a manifesto. It celebrates how Dubuffet conceives the artist: he does not evolve in the high spheres to which only he has access and of which he makes himself the intercessor, he is on the contrary this “common man at work.” Because for him, art as well as beauty are not out of reach for the common; they are precisely where one is not waiting for them.