Lot Essay
« À mes yeux, la mappa brodée ne pouvait être plus belle ». - Alighiero Boetti
"For me the embroidered mappa couldn’t be more beautiful." - Alighiero Boetti
Abritée par une même collection familiale depuis quatre décennies, cette œuvre a figuré, entre-temps, dans des expositions de premier ordre : notamment la grande rétrospective itinérante Alighiero Boetti: Game Plan tenue entre 2011 et 2012 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid, à la Tate Modern de Londres et au Museum of Modern Art de New York. D'une grande rareté et d'une importance majeure, cette imposante tapisserie compte parmi les Mappe les plus remarquables d'Alighiero Boetti : une série confectionnée à Kaboul dans un premier temps, puis au Pakistan, par des brodeuses afghanes guidées de près par les indications de l'artiste. Ces superbes planisphères affichent les masses continentales de la Terre, fragmentées en une multitude d'États-Nations aux contours irréguliers. Leurs surfaces respectives portent les couleurs de leurs drapeaux divers et variés, créant un foisonnement de coloris, de motifs et de symboles. Vues dans leur ensemble, les Mappe semblent ainsi mettre le doigt sur la nature arbitraire de ces divisions, qui varient d'une tapisserie à l'autre et d'année en année, au gré des machinations politiques et des basculements de pouvoir à travers le monde. Aussi, la présente Mappa revêt-elle un intérêt historique particulier. Sa conception est initiée en 1979, année de l'invasion soviétique de l'Afghanistan : elle constitue par conséquent l'une des ultimes œuvres réalisées sur place, avant que Boetti soit privé d'accès aux pays. Il s'agit aussi de l'un des tous premiers exemples de Mappe dans lesquels – face à une pénurie de fil – les brodeuses ont employé une couleur autre que le bleu pour représenter les océans : ici, il en émane un rose somptueux. Ravi de cet heureux accident, Boetti n'hésitera pas, dans les tapisseries suivantes, à laisser ses collaboratrices colorier les mers à leur guise.
Boetti se rend à Kaboul pour la première fois au printemps 1971. Parti à la découverte de la région par simple curiosité (au cours des années 1970, l'Afghanistan, étape du fameux « hippie trail », est traversée par de nombreux occidentaux dont l'artiste Sigmar Polke), il tombe sous le charme du pays. Il y trouve un refuge, une évasion, loin des tensions politiques de son Italie natale où il s'est, déjà, éloigné de l'Arte Povera, ce mouvement qui l'a rendu célèbre. À l'auberge où il séjourne, Boetti se lie d'amitié avec un membre du personnel, Gholam Dastaghir, qui rêve d'ouvrir son propre établissement. C'est bientôt chose faite : lorsque l'Italien retourne en Afghanistan cet automne-là, ils inaugurent ensemble à Kaboul le One Hotel. Celui-ci devient bientôt un projet artistique en lui-même, lieu de rencontre et de création où se croisent artistes voyageurs et amis de Boetti. Initialement en collaboration avec l'École Royale de Broderie, puis avec des brodeuses locales réunies par Dastaghir, c'est là que vont être fabriquées les tapisseries de Boetti. L'artiste se rend sur place deux fois par an avec sa famille, afin d'encadrer l'avancée des Mappe et d'autres œuvres brodées. Après l'invasion soviétique en 1979, l'accès au pays se fait toutefois de plus en plus difficile, et Boetti est bientôt contraint d'envoyer ailleurs ses projets, dessinés en Italie. De nombreux Afghans ayant fui vers l'Est, l'Italien se met à travailler, au début des années 1980, avec des brodeuses réfugiées à Peshawar ou à Quetta, au Pakistan.
À travers ces projets collectifs en réseau, tels que les Mappe, Boetti renonce à son emprise sur le produit fin et rompt ainsi avec les schémas traditionnels qui érigent l'artiste en génie suprême. Il voit une certaine magie dans le décalage entre l'œuvre d'art telle qu'il se l'imagine, et l'objet concret qui en ressort (deux réalités qu'il juge à la fois distinctes et contiguës) et il accueille volontiers les imprévus dû au hasard, aux erreurs et aux singularités des différents contributeurs. Dans cette association artisan conceptuelle avec les brodeuses afghanes, les aléas de la méthode de fabrication jouent un rôle fondamental – de même que le fossé géographique et culturel qui sépare les travailleuses et Boetti. L'océan rose de la présente œuvre est un parfait exemple de cettes fructueux inattendus. Contrairement aux drapeaux brodés sur les terres, dont les couleurs sont dictées par les seules lois de la géopolitique, les mers des planisphères deviennent à terme un espace libre, ouvert aux caprices de l'imagination et à la créativité. « Les femmes afghanes ont un merveilleux sens de la couleur, estime Boetti. Les choix qu'elles ont fait à partir de mes schémas de couleurs ont mené à des associations totalement imprévisibles. L'élément de surprise est pareil au désordre qui envahirait l'ordre établi d'une grille » (A. Boetti, cité in M. Godfrey, Alighiero e Boetti, New Haven 2011, p.218).
« Chaque broderie, quel qu'était son motif, évoquait subtilement un autre lieu, une autre culture et rappelait que d'autres coutumes avaient toujours existé aux côtés des traditions italiennes ». - Mark Godfrey
Plutôt que de représenter le peuple afghan, les œuvres de Boetti lui offre un espace sur lequel il peut s'exprimer par lui-même. Les bordures quadrillées des planisphères forment un cadre multicolore dans lequel différentes langues peuvent littéralement coexister : elles contiennent du texte en italien, composé par l'artiste, et des inscriptions en farsi formulées par les brodeuses et leurs chefs d'équipe. Dans la présente œuvre, les bordures verticales affichent ces mots en italien : « CONTARE E CANTARE MI FA SOL LA SI DO / ALIGHIERO E BOETTI A KABUL NEL 1979 » (« EN COMPTANT ET EN CHANTANT MI FA SOL DO / ALIGHIERO ET BOETTI À KABOUL EN 1979 »). Sur les frises horizontales, en revanche, se déploie cette inscription en farsi : «Œuvre d'Alighiero Boetti datée de 1358 à Kaboul avec le concours de... » Le calembour poétique de Boetti – « contare e cantare » – trahit son amour du verbe, et semble s'amuser des lapsus, incohérences et autres contresens de l'œuvre au sens large. Le texte sinueux en farsi, quant à lui, coule librement entre les damiers, en suivant le cours de son propre système alphabétique et numérique.
Basé sur les cartes et les drapeaux sans cesse actualisés d'un cartographe londonien (obtenus par l'intermédiaire de son adjoint Rinaldo Rossi), chaque planisphère de Boetti saisit la réalité géopolitique du monde à l'instant même de la conception de l'œuvre. Ici, l'Union Soviétique – dont l'Armée Rouge envahit l'Afghanistan alors même que les tisseuses travaillent – recouvre de rouge de vastes étendues de la tapisserie. En Afrique, le flambeau du drapeau du Zaïre répand ses flammes sur le territoire que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de République Démocratique du Congo, tandis que sur la côte ouest, la surface de la Namibie, alors sous occupation sud-africaine, est laissée vierge en signe de sa situation incertaine. Dans de nombreuses autres Mappe, les terres afghanes apparaissent en blanc elles aussi – une décision qui revenait aux brodeuses, et dont les variantes en disent long sur les turbulences que traverse alors la région. Exceptionnellement, l'Afghanistan de la présente Mappa n'apparaît ni neutre, ni habillée d'un drapeau, mais emplie de caractères farsi blancs sur fond rouge qui épèlent le mot « Khalq » : le nom de la faction pro-soviétique éphémère dont la déroute a conduit, en partie, à l'invasion de 1979.
Cette œuvre offre en ce sens un rare arrêt sur image sur un tournant historique. Elle tisse, en filigrane, une évocation glaçante de nos destins entremêlés, et de l'instabilité globale qui caractérise la vie sur Terre aujourd'hui encore. Rutilant de rose vif, cette Mappa de Boetti vient aussi nous rappeler qu'il existe d'autres manières de voir les choses, et d'autres mondes possibles.
Held in the same family collection for four decades, and prominently exhibited during that time—including in the landmark 2011-2012 retrospective Alighiero Boetti: Game Plan, which travelled from the Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid to Tate Modern, London and the Museum of Modern Art, New York—the present work is a rare and important example of Alighiero Boetti’s Mappe (Maps). These beautiful, hand-embroidered tapestries were produced by Afghan weavers in Kabul, and later in Pakistan, following the artist’s directions. They show the Earth’s landmasses fragmented into various nation-states, whose flags fill their irregular outlines to create a dazzling melee of colour, pattern and symbol. Considered together, the Mappe (Maps) can be seen to highlight the arbitrary nature of these divisions, which alter between tapestries and through the years, recording political machinations and shifting power structures around the globe. This particular Mappa (Map) is especially historic. It was commenced in 1979, the year of the Soviet invasion of Afghanistan, and is among the last works made there before Boetti was no longer able to visit the country. It is also one of the very first examples in which—facing a shortage of blue thread—the weavers used a colour other than blue for the map’s oceans: here, they glow a sumptuous rose pink. Boetti was delighted by this happy accident, and, in subsequent works, let the weavers make their own decisions as to the sea’s colours.
Boetti first went to Kabul in the spring of 1971. Having visited simply out of curiosity—during the 1970s many westerners, including the artist Sigmar Polke, travelled through Afghanistan as part of the ‘hippy trail’—he fell in love with the country. He found there an escape from the fraught political climate of his native Italy, where he had drifted away from the Arte Povera movement among whom he had risen to acclaim. At the hostel he was staying at, he befriended a waiter, Gholam Dastaghir, who confided in him that he would like to open a hotel. Boetti returned in autumn that year, and together they opened their new establishment, calling it the One Hotel. It swiftly became a creative hub and something of an art project in itself, often frequented by travelling artists and friends of Boetti. Initially in collaboration with the Royal School of Embroidery, and later with local weavers organised by Dastaghir, it was here that the Mappe were conceived. Boetti would visit twice annually with his family, supervising progress on the Mappe and other projects. After the Soviet invasion of 1979, access became increasingly difficult, and Boetti was forced to draw his designs in Italy to be sent east; many Afghans fled the country during this period, and in the early 1980s, Boetti would begin working with displaced weavers who had found refuge in Peshawar or Quetta in Pakistan.
Through collective, network-based projects such as the Mappe, Boetti sidestepped the traditional post of the artist as supreme genius, relinquishing control over the final product. He found magic in the disjunct between his idea of an artwork and its ultimate execution—viewing the two as separate, contiguous realities—and embraced the unpredictable outcomes of chance, error and the different hands involved. In his artisanal-conceptual partnership with the Afghan weavers, the idiosyncrasies produced by their hand-crafting—as well as their geographical and cultural distance from Boetti—played a central role. The present work’s pink ocean is a joyous example of the surprises that could result. Unlike the landmasses’ national flags, which were dictated by historical and political forces, the Mappe’s seas came to represent a dreamlike space of creative, imaginative freedom. "The Afghan women have a fantastic sense of colour’, said Boetti. ‘Their choices of colour from the designs of my colour schemes resulted in the combinations of colour possibilities that were impossible to predict. The element of surprise is like the disorder invading the formal order of the grid" (A. Boetti, quoted in M. Godfrey, Alighiero e Boetti, New Haven 2011, p. 218).
"Whatever its design, each embroidery was a subtle reminder of another place, another tradition, and a reminder that other traditions had always existed side by side with Italian ones." - Mark Godfrey
Rather than representing the Afghan people, Boetti’s works allowed space for them to speak for themselves. The maps’ multicoloured, chequered borders form a framework where different languages can quite literally coexist: they contain Italian text, which was set out by the artist, alongside Farsi inscriptions devised by the weavers and their supervisors. In the present work, the vertical borders read in Italian "CONTARE E CANTARE MI FA SOL LA SI DO / ALIGHIERO E BOETTI A KABUL NEL 1979" ("COUNTING AND SINGING MI FA SOL LA SI DO / ALIGHIERO AND BOETTI IN KABUL IN 1979"); the horizontal ones, in Farsi, "Opera di Alighiero Boetti in data 1358 in Kabul con la collaborazione di…" ("Work by Alighiero Boetti dated 1358 in Kabul with the collaboration of…"). Boetti’s lyrical wordplay on contare e cantare reflects his fondness for linguistic puns, heightening the work’s playful semiotic slippage: the sinuous Farsi script, meanwhile, flows freely among the boundaries of the border’s squares, adhering to its own systems of alphabet and date.
Based on the latest maps and flags from a London cartographer, obtained by his collaborator Rinaldo Rossi, each of Boetti’s designs pictured the wider geopolitical moment of its conception. Here, the former Soviet Union—whose troops were invading Afghanistan as the weavers worked—engulfs vast swathes of the tapestry in red. In Africa, the flaming torch of Zaire’s flag blazes in the country now known as the Democratic Republic of the Congo. On the western coast, the space of Namibia, at that time under occupation by South Africa, is left white in recognition of its ambiguous status. In many other Mappe, the country of Afghanistan is similarly blank—a decision Boetti left to the weavers, and one that speaks eloquently of the country’s turbulence during this period. Unusually, however, the present Mappa’s Afghanistan holds neither blank space nor flag, but a red ground with white Farsi script that reads Khalq: the name of the short-lived, pro-Soviet faction whose collapse led to the invasion in 1979. It is a rare snapshot of a historical turning point, and a stark reminder of the global, interconnected instability that still characterises life on earth today. Flushed with luminous rose, the Mappa also reminds us that there are other ways of seeing, and that it is possible to imagine a different world.
"For me the embroidered mappa couldn’t be more beautiful." - Alighiero Boetti
Abritée par une même collection familiale depuis quatre décennies, cette œuvre a figuré, entre-temps, dans des expositions de premier ordre : notamment la grande rétrospective itinérante Alighiero Boetti: Game Plan tenue entre 2011 et 2012 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid, à la Tate Modern de Londres et au Museum of Modern Art de New York. D'une grande rareté et d'une importance majeure, cette imposante tapisserie compte parmi les Mappe les plus remarquables d'Alighiero Boetti : une série confectionnée à Kaboul dans un premier temps, puis au Pakistan, par des brodeuses afghanes guidées de près par les indications de l'artiste. Ces superbes planisphères affichent les masses continentales de la Terre, fragmentées en une multitude d'États-Nations aux contours irréguliers. Leurs surfaces respectives portent les couleurs de leurs drapeaux divers et variés, créant un foisonnement de coloris, de motifs et de symboles. Vues dans leur ensemble, les Mappe semblent ainsi mettre le doigt sur la nature arbitraire de ces divisions, qui varient d'une tapisserie à l'autre et d'année en année, au gré des machinations politiques et des basculements de pouvoir à travers le monde. Aussi, la présente Mappa revêt-elle un intérêt historique particulier. Sa conception est initiée en 1979, année de l'invasion soviétique de l'Afghanistan : elle constitue par conséquent l'une des ultimes œuvres réalisées sur place, avant que Boetti soit privé d'accès aux pays. Il s'agit aussi de l'un des tous premiers exemples de Mappe dans lesquels – face à une pénurie de fil – les brodeuses ont employé une couleur autre que le bleu pour représenter les océans : ici, il en émane un rose somptueux. Ravi de cet heureux accident, Boetti n'hésitera pas, dans les tapisseries suivantes, à laisser ses collaboratrices colorier les mers à leur guise.
Boetti se rend à Kaboul pour la première fois au printemps 1971. Parti à la découverte de la région par simple curiosité (au cours des années 1970, l'Afghanistan, étape du fameux « hippie trail », est traversée par de nombreux occidentaux dont l'artiste Sigmar Polke), il tombe sous le charme du pays. Il y trouve un refuge, une évasion, loin des tensions politiques de son Italie natale où il s'est, déjà, éloigné de l'Arte Povera, ce mouvement qui l'a rendu célèbre. À l'auberge où il séjourne, Boetti se lie d'amitié avec un membre du personnel, Gholam Dastaghir, qui rêve d'ouvrir son propre établissement. C'est bientôt chose faite : lorsque l'Italien retourne en Afghanistan cet automne-là, ils inaugurent ensemble à Kaboul le One Hotel. Celui-ci devient bientôt un projet artistique en lui-même, lieu de rencontre et de création où se croisent artistes voyageurs et amis de Boetti. Initialement en collaboration avec l'École Royale de Broderie, puis avec des brodeuses locales réunies par Dastaghir, c'est là que vont être fabriquées les tapisseries de Boetti. L'artiste se rend sur place deux fois par an avec sa famille, afin d'encadrer l'avancée des Mappe et d'autres œuvres brodées. Après l'invasion soviétique en 1979, l'accès au pays se fait toutefois de plus en plus difficile, et Boetti est bientôt contraint d'envoyer ailleurs ses projets, dessinés en Italie. De nombreux Afghans ayant fui vers l'Est, l'Italien se met à travailler, au début des années 1980, avec des brodeuses réfugiées à Peshawar ou à Quetta, au Pakistan.
À travers ces projets collectifs en réseau, tels que les Mappe, Boetti renonce à son emprise sur le produit fin et rompt ainsi avec les schémas traditionnels qui érigent l'artiste en génie suprême. Il voit une certaine magie dans le décalage entre l'œuvre d'art telle qu'il se l'imagine, et l'objet concret qui en ressort (deux réalités qu'il juge à la fois distinctes et contiguës) et il accueille volontiers les imprévus dû au hasard, aux erreurs et aux singularités des différents contributeurs. Dans cette association artisan conceptuelle avec les brodeuses afghanes, les aléas de la méthode de fabrication jouent un rôle fondamental – de même que le fossé géographique et culturel qui sépare les travailleuses et Boetti. L'océan rose de la présente œuvre est un parfait exemple de cettes fructueux inattendus. Contrairement aux drapeaux brodés sur les terres, dont les couleurs sont dictées par les seules lois de la géopolitique, les mers des planisphères deviennent à terme un espace libre, ouvert aux caprices de l'imagination et à la créativité. « Les femmes afghanes ont un merveilleux sens de la couleur, estime Boetti. Les choix qu'elles ont fait à partir de mes schémas de couleurs ont mené à des associations totalement imprévisibles. L'élément de surprise est pareil au désordre qui envahirait l'ordre établi d'une grille » (A. Boetti, cité in M. Godfrey, Alighiero e Boetti, New Haven 2011, p.218).
« Chaque broderie, quel qu'était son motif, évoquait subtilement un autre lieu, une autre culture et rappelait que d'autres coutumes avaient toujours existé aux côtés des traditions italiennes ». - Mark Godfrey
Plutôt que de représenter le peuple afghan, les œuvres de Boetti lui offre un espace sur lequel il peut s'exprimer par lui-même. Les bordures quadrillées des planisphères forment un cadre multicolore dans lequel différentes langues peuvent littéralement coexister : elles contiennent du texte en italien, composé par l'artiste, et des inscriptions en farsi formulées par les brodeuses et leurs chefs d'équipe. Dans la présente œuvre, les bordures verticales affichent ces mots en italien : « CONTARE E CANTARE MI FA SOL LA SI DO / ALIGHIERO E BOETTI A KABUL NEL 1979 » (« EN COMPTANT ET EN CHANTANT MI FA SOL DO / ALIGHIERO ET BOETTI À KABOUL EN 1979 »). Sur les frises horizontales, en revanche, se déploie cette inscription en farsi : «Œuvre d'Alighiero Boetti datée de 1358 à Kaboul avec le concours de... » Le calembour poétique de Boetti – « contare e cantare » – trahit son amour du verbe, et semble s'amuser des lapsus, incohérences et autres contresens de l'œuvre au sens large. Le texte sinueux en farsi, quant à lui, coule librement entre les damiers, en suivant le cours de son propre système alphabétique et numérique.
Basé sur les cartes et les drapeaux sans cesse actualisés d'un cartographe londonien (obtenus par l'intermédiaire de son adjoint Rinaldo Rossi), chaque planisphère de Boetti saisit la réalité géopolitique du monde à l'instant même de la conception de l'œuvre. Ici, l'Union Soviétique – dont l'Armée Rouge envahit l'Afghanistan alors même que les tisseuses travaillent – recouvre de rouge de vastes étendues de la tapisserie. En Afrique, le flambeau du drapeau du Zaïre répand ses flammes sur le territoire que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de République Démocratique du Congo, tandis que sur la côte ouest, la surface de la Namibie, alors sous occupation sud-africaine, est laissée vierge en signe de sa situation incertaine. Dans de nombreuses autres Mappe, les terres afghanes apparaissent en blanc elles aussi – une décision qui revenait aux brodeuses, et dont les variantes en disent long sur les turbulences que traverse alors la région. Exceptionnellement, l'Afghanistan de la présente Mappa n'apparaît ni neutre, ni habillée d'un drapeau, mais emplie de caractères farsi blancs sur fond rouge qui épèlent le mot « Khalq » : le nom de la faction pro-soviétique éphémère dont la déroute a conduit, en partie, à l'invasion de 1979.
Cette œuvre offre en ce sens un rare arrêt sur image sur un tournant historique. Elle tisse, en filigrane, une évocation glaçante de nos destins entremêlés, et de l'instabilité globale qui caractérise la vie sur Terre aujourd'hui encore. Rutilant de rose vif, cette Mappa de Boetti vient aussi nous rappeler qu'il existe d'autres manières de voir les choses, et d'autres mondes possibles.
Held in the same family collection for four decades, and prominently exhibited during that time—including in the landmark 2011-2012 retrospective Alighiero Boetti: Game Plan, which travelled from the Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid to Tate Modern, London and the Museum of Modern Art, New York—the present work is a rare and important example of Alighiero Boetti’s Mappe (Maps). These beautiful, hand-embroidered tapestries were produced by Afghan weavers in Kabul, and later in Pakistan, following the artist’s directions. They show the Earth’s landmasses fragmented into various nation-states, whose flags fill their irregular outlines to create a dazzling melee of colour, pattern and symbol. Considered together, the Mappe (Maps) can be seen to highlight the arbitrary nature of these divisions, which alter between tapestries and through the years, recording political machinations and shifting power structures around the globe. This particular Mappa (Map) is especially historic. It was commenced in 1979, the year of the Soviet invasion of Afghanistan, and is among the last works made there before Boetti was no longer able to visit the country. It is also one of the very first examples in which—facing a shortage of blue thread—the weavers used a colour other than blue for the map’s oceans: here, they glow a sumptuous rose pink. Boetti was delighted by this happy accident, and, in subsequent works, let the weavers make their own decisions as to the sea’s colours.
Boetti first went to Kabul in the spring of 1971. Having visited simply out of curiosity—during the 1970s many westerners, including the artist Sigmar Polke, travelled through Afghanistan as part of the ‘hippy trail’—he fell in love with the country. He found there an escape from the fraught political climate of his native Italy, where he had drifted away from the Arte Povera movement among whom he had risen to acclaim. At the hostel he was staying at, he befriended a waiter, Gholam Dastaghir, who confided in him that he would like to open a hotel. Boetti returned in autumn that year, and together they opened their new establishment, calling it the One Hotel. It swiftly became a creative hub and something of an art project in itself, often frequented by travelling artists and friends of Boetti. Initially in collaboration with the Royal School of Embroidery, and later with local weavers organised by Dastaghir, it was here that the Mappe were conceived. Boetti would visit twice annually with his family, supervising progress on the Mappe and other projects. After the Soviet invasion of 1979, access became increasingly difficult, and Boetti was forced to draw his designs in Italy to be sent east; many Afghans fled the country during this period, and in the early 1980s, Boetti would begin working with displaced weavers who had found refuge in Peshawar or Quetta in Pakistan.
Through collective, network-based projects such as the Mappe, Boetti sidestepped the traditional post of the artist as supreme genius, relinquishing control over the final product. He found magic in the disjunct between his idea of an artwork and its ultimate execution—viewing the two as separate, contiguous realities—and embraced the unpredictable outcomes of chance, error and the different hands involved. In his artisanal-conceptual partnership with the Afghan weavers, the idiosyncrasies produced by their hand-crafting—as well as their geographical and cultural distance from Boetti—played a central role. The present work’s pink ocean is a joyous example of the surprises that could result. Unlike the landmasses’ national flags, which were dictated by historical and political forces, the Mappe’s seas came to represent a dreamlike space of creative, imaginative freedom. "The Afghan women have a fantastic sense of colour’, said Boetti. ‘Their choices of colour from the designs of my colour schemes resulted in the combinations of colour possibilities that were impossible to predict. The element of surprise is like the disorder invading the formal order of the grid" (A. Boetti, quoted in M. Godfrey, Alighiero e Boetti, New Haven 2011, p. 218).
"Whatever its design, each embroidery was a subtle reminder of another place, another tradition, and a reminder that other traditions had always existed side by side with Italian ones." - Mark Godfrey
Rather than representing the Afghan people, Boetti’s works allowed space for them to speak for themselves. The maps’ multicoloured, chequered borders form a framework where different languages can quite literally coexist: they contain Italian text, which was set out by the artist, alongside Farsi inscriptions devised by the weavers and their supervisors. In the present work, the vertical borders read in Italian "CONTARE E CANTARE MI FA SOL LA SI DO / ALIGHIERO E BOETTI A KABUL NEL 1979" ("COUNTING AND SINGING MI FA SOL LA SI DO / ALIGHIERO AND BOETTI IN KABUL IN 1979"); the horizontal ones, in Farsi, "Opera di Alighiero Boetti in data 1358 in Kabul con la collaborazione di…" ("Work by Alighiero Boetti dated 1358 in Kabul with the collaboration of…"). Boetti’s lyrical wordplay on contare e cantare reflects his fondness for linguistic puns, heightening the work’s playful semiotic slippage: the sinuous Farsi script, meanwhile, flows freely among the boundaries of the border’s squares, adhering to its own systems of alphabet and date.
Based on the latest maps and flags from a London cartographer, obtained by his collaborator Rinaldo Rossi, each of Boetti’s designs pictured the wider geopolitical moment of its conception. Here, the former Soviet Union—whose troops were invading Afghanistan as the weavers worked—engulfs vast swathes of the tapestry in red. In Africa, the flaming torch of Zaire’s flag blazes in the country now known as the Democratic Republic of the Congo. On the western coast, the space of Namibia, at that time under occupation by South Africa, is left white in recognition of its ambiguous status. In many other Mappe, the country of Afghanistan is similarly blank—a decision Boetti left to the weavers, and one that speaks eloquently of the country’s turbulence during this period. Unusually, however, the present Mappa’s Afghanistan holds neither blank space nor flag, but a red ground with white Farsi script that reads Khalq: the name of the short-lived, pro-Soviet faction whose collapse led to the invasion in 1979. It is a rare snapshot of a historical turning point, and a stark reminder of the global, interconnected instability that still characterises life on earth today. Flushed with luminous rose, the Mappa also reminds us that there are other ways of seeing, and that it is possible to imagine a different world.