拍品專文
Comme le suggère l'inscription de la main d'Ingres, 'Dédié à Madame Taurel', ce dessin fut réalisé par Ingres pour être offert en cadeau de mariage à l'épouse du modèle, Henriette-Ursule. Il fut inclus, tout comme le portrait de cette dernière réalisé trois ans plus tôt par Ingres (fig. 4; aujourd'hui au Gemeentemuseum, La Haye, H. Naef, 1977-80, op. cit., no. 191), dans un album donné aux jeunes mariés par les amis du couple, pour la plupart de jeunes artistes français pensionnaires à l'Académie de France à Rome (dont Jean Alaux, lui-même portraituré par Ingres dans un autre dessin de la collection Yves Saint Laurent Pierre Bergé, lot 81), qui l'avaient truffé de leurs propres dessins.
André-Benoît Barreau, dit Taurel, d'origine modeste, naît à Paris le 9 septembre 1794. Elève de Pierre-Narcisse Guérin puis du graveur Charles-Clément Bervic, il remporte, en 1818, le prix de Rome de gravure. Il n'est à Rome que depuis quelques mois lorsqu'il se marie avec Henriette-Ursule Le Claire (fig. 4), la fille adoptive du directeur de l'Académie de France à Rome, le peintre Charles Thévenin (1764-1838) qui avait remplacé Guillon-Lethière à la tête de la prestigieuse institution en 1817. Les Taurel retournent à Paris en 1823, mais s'installent cinq ans plus tard à Amsterdam où l'artiste a été nommé professeur de l'Académie des Beaux-Arts afin d'y fonder la chaire de gravure. Le couple n'allait plus quitter la Hollande. Henriette-Ursule décède en 1836 laissant à Taurel quatre fils et filles. Dix ans plus tard, l'artiste se remarie et quatre enfants naissent. Il meurt en 1859.
Bien que leur aîné de plus de quinze ans, Ingres lia avec le couple Taurel une amitié sincère qui ne se démentit pas après leur départ de Rome. Quand Ingres, après son long séjour en Italie, revient à Paris en 1824, il demeure d'abord chez les Taurel, passage Sainte-Marie, rue du Bac. Vers 1825, il dessine ainsi un émouvant portrait du premier enfant du couple, Charlotte-Madeleine, née en 1820 (fig. 3), dont la marraine n'était autre que Madame Ingres (Paris, musée du Louvre, Naef, op. cit., no. 294). Ingres, lui-même, fut le parrain du troisième enfant Taurel, Marie-André-Auguste, qui fut, plus tard, un modeste lithographe. En 1830 encore, Ingres envoyait à Amsterdam, en le dédicaçant 'A ses bons amis Taurel' le portrait de sa femme (fig. 2) sur la gauche duquel il avait esquissé son propre visage (New York, collection particulière, Naef, op. cit, no. 328). Le dessin fut vite ajouté au précieux album offert au mariage du couple.
En 1819, au moment où il trace le présent portrait, Ingres n'est plus pensionnaire à l'Académie de France depuis déjà près de dix ans. Arrivé à Rome en 1806, il quitte en effet la Villa Médicis en 1810, mais choisit de rester en Italie. Il demeure profondément lié à l'institution, tout d'abord en raison de ses liens profonds avec Guillon-Lethière, qui l'avait protégé alors qu'il était pensionnaire et qui continua à oeuvrer pour lui trouver des commandes tout au long de son directorat. Mais, lorsque Charles Thévenin prend la direction de la Villa, la situation professionnelle et financière d'Ingres n'est guère brillante. La chute de l'Empire, en plus de l'abandon de toute commande officielle, a entraîné le départ de Rome de la majeure partie de ses mécènes qui travaillaient, pour la plupart, pour l'administration impériale en Italie. Thévenin, grand admirateur d'Ingres, va s'attacher à promouvoir le talent du peintre auprès de la nouvelle administration royale française et usa de son influence pour que le nouvel ambassadeur de France à Rome confie au peintre la commande d'un tableau pour l'Eglise de la Trinité-des-Monts, Christ donnant les clefs à Saint Pierre, aujourd'hui au musée Ingres de Montauban. L'affection d'Ingres pour Taurel avait sans aucun doute été facilitée par la gratitude qu'il nourrissait envers le père adoptif de son épouse, dont il fit deux magnifiques portraits dessinés. L'un de ceux-ci, aujourd'hui au musée Bonnat à Bayonne (Naef, op. cit., no. 191) fut offert par Thévenin à sa fille et ornait également l'album offert au couple pour leur mariage.
Ingres a représenté Taurel posant élégamment sur la terrasse du Bosco de la Villa Médicis dont on aperçoit, sur la droite, la façade sur jardin ornée des reliefs de l'Ara Pacis. A gauche, est esquissée une vue des toits de Rome que domine le dôme de l'église San't Agnese in Agone. Résidence des Médicis à Rome depuis 1576, la Villa fut acquise par l'Etat français en 1803, par échange, pour y rétablir l'Académie de France dans la métropole . Elle avait été supprimée en 1793 à la suite du saccage de son siège durant l'Ancien Régime, le palais Mancini. C'est donc dans un lieu hautement symbolique qu'Ingres a choisi de fixer le portrait du jeune graveur. C'est à la Villa Médicis qu'Ingres avait vécu ses premières années à Rome, là que Taurel résidait alors en tant que pensionnaire de l'Académie, là également qu'il avait rencontré sa future épouse à qui était destiné ce dessin et qui n'était autre que la fille adoptive de l'actuel directeur de l'institution...
Alors que Hans Naef répertorie plus de 450 portraits dessinés par Ingres, ceux tracés sur un fond de paysage sont étonnamment rares. G. Tinterow et A. E. Miller (op. cit., pp. 84-89) n'en recensent que 34 (il est à noter que la Collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé possède un autre portrait en extérieur, celui de l'architecte Baltard, lot 80!). A partir de 1810, Ingres se sert, le plus souvent, pour les vues qui servent de fond aux portraits, de dessins qu'il a auparavant réalisés et conservés, voire même d'oeuvres d'autres artistes. Ainsi, la vue de la Villa Médicis sur le présent dessin reprend une feuille (fig. 1) aujourd'hui au musée de Montauban (inv. 867.4415) que G. Vigne attribue à Taurel lui-même (op. cit., no. 3113).
David Hockney, dans son ouvrage controversé, Secret Knowledge. Rediscovering the lost techniques of the Old Masters, a tenté de montrer que Ingres s'aida, pour la réalisation de ses portraits dessinés, d'une chambre claire ou camera lucida. Il s'agit d'un prisme qui permet une superposition optique du sujet à dessiner et de la surface où doit être reporté le dessin. L'artiste utilise cette superposition pour placer des points clés à reproduire, ou même ses grandes lignes. La perspective est reproduite de façon parfaite, sans construction. Hockney reproduit dans son livre un détail du présent dessin en contrepoint de l'une de ses propres oeuvres exécutées à l'aide de ce dispositif (op. cit., Londres, 2001, pp. 29-30).
Après être resté dans la descendance du modèle jusqu'au moins 1885 (date où elle fut gravée par le petit-fils de Taurel), la présente feuille passa dans la collection du peintre espagnol, spécialisé dans le portrait de la société mondaine parisienne, Raimundo de Madrazo y Garreta (1841-1920). Le dessin compta ensuite parmi les innombrables trésors amassés par la Comtesse Martine-Marie-Paule de Béhague (1869-1939), dans son hôtel particulier de la rue Saint-Dominique - l'actuelle ambassade de Roumanie - que Robert de Montesquiou qualifiait de 'Byzance du Septième [arrondissement]'. Après être passé à la vente d'une partie des possessions de la comtesse, en 1926, le dessin est acquis, l'année suivante, chez Knoedler and Co. à New York, par John Nicholas Brown (1900-1979). Celui-ci réunit dans sa résidence de Providence dans le Rhode Island l'une des plus belles collections américaines de la première moitié du XXème siècle de dessins anciens. Il possédait ainsi un Cavalier dessiné par Léonard de Vinci à la pointe d'argent sur papier préparé, passé en vente chez Christie's, Londres, le 10 juillet 2001, et qui demeure à ce jour le dessin ancien le plus cher jamais vendu aux enchères.
Les portraits dessinés d'Ingres, qui avait survécu entre 1815 et 1819 en dessinant les riches anglais de passage à Rome durant leur Grand Tour, sont des témoins biographiques uniques en leur genre. Ils ne sont jamais autant émouvants et psychologiquement vrais que lorsqu'ils tracent l'effigie des proches de l'artiste, en particulier de ses compagnons artistes, pensionnaires à la Villa Médicis. Ces oeuvres, qui portent uniquement la marque de l'amitié, sont de remarquables documents sur la vie de l'Académie de France à Rome au début du XIXème siècle et illustrent les liens forts noués entre eux par les pensionnaires, des liens qui ne se desserreraient pas après avoir quitté le cocon magique et enchanteur de la Villa Médicis. Le magnifique portrait de Taurel, par la personnalité du modèle et le lieu où Ingres a choisi de le représenter, est un des exemples les plus parfaits de cette 'comédie humaine' de la société française à Rome.
André-Benoît Barreau, dit Taurel, d'origine modeste, naît à Paris le 9 septembre 1794. Elève de Pierre-Narcisse Guérin puis du graveur Charles-Clément Bervic, il remporte, en 1818, le prix de Rome de gravure. Il n'est à Rome que depuis quelques mois lorsqu'il se marie avec Henriette-Ursule Le Claire (fig. 4), la fille adoptive du directeur de l'Académie de France à Rome, le peintre Charles Thévenin (1764-1838) qui avait remplacé Guillon-Lethière à la tête de la prestigieuse institution en 1817. Les Taurel retournent à Paris en 1823, mais s'installent cinq ans plus tard à Amsterdam où l'artiste a été nommé professeur de l'Académie des Beaux-Arts afin d'y fonder la chaire de gravure. Le couple n'allait plus quitter la Hollande. Henriette-Ursule décède en 1836 laissant à Taurel quatre fils et filles. Dix ans plus tard, l'artiste se remarie et quatre enfants naissent. Il meurt en 1859.
Bien que leur aîné de plus de quinze ans, Ingres lia avec le couple Taurel une amitié sincère qui ne se démentit pas après leur départ de Rome. Quand Ingres, après son long séjour en Italie, revient à Paris en 1824, il demeure d'abord chez les Taurel, passage Sainte-Marie, rue du Bac. Vers 1825, il dessine ainsi un émouvant portrait du premier enfant du couple, Charlotte-Madeleine, née en 1820 (fig. 3), dont la marraine n'était autre que Madame Ingres (Paris, musée du Louvre, Naef, op. cit., no. 294). Ingres, lui-même, fut le parrain du troisième enfant Taurel, Marie-André-Auguste, qui fut, plus tard, un modeste lithographe. En 1830 encore, Ingres envoyait à Amsterdam, en le dédicaçant 'A ses bons amis Taurel' le portrait de sa femme (fig. 2) sur la gauche duquel il avait esquissé son propre visage (New York, collection particulière, Naef, op. cit, no. 328). Le dessin fut vite ajouté au précieux album offert au mariage du couple.
En 1819, au moment où il trace le présent portrait, Ingres n'est plus pensionnaire à l'Académie de France depuis déjà près de dix ans. Arrivé à Rome en 1806, il quitte en effet la Villa Médicis en 1810, mais choisit de rester en Italie. Il demeure profondément lié à l'institution, tout d'abord en raison de ses liens profonds avec Guillon-Lethière, qui l'avait protégé alors qu'il était pensionnaire et qui continua à oeuvrer pour lui trouver des commandes tout au long de son directorat. Mais, lorsque Charles Thévenin prend la direction de la Villa, la situation professionnelle et financière d'Ingres n'est guère brillante. La chute de l'Empire, en plus de l'abandon de toute commande officielle, a entraîné le départ de Rome de la majeure partie de ses mécènes qui travaillaient, pour la plupart, pour l'administration impériale en Italie. Thévenin, grand admirateur d'Ingres, va s'attacher à promouvoir le talent du peintre auprès de la nouvelle administration royale française et usa de son influence pour que le nouvel ambassadeur de France à Rome confie au peintre la commande d'un tableau pour l'Eglise de la Trinité-des-Monts, Christ donnant les clefs à Saint Pierre, aujourd'hui au musée Ingres de Montauban. L'affection d'Ingres pour Taurel avait sans aucun doute été facilitée par la gratitude qu'il nourrissait envers le père adoptif de son épouse, dont il fit deux magnifiques portraits dessinés. L'un de ceux-ci, aujourd'hui au musée Bonnat à Bayonne (Naef, op. cit., no. 191) fut offert par Thévenin à sa fille et ornait également l'album offert au couple pour leur mariage.
Ingres a représenté Taurel posant élégamment sur la terrasse du Bosco de la Villa Médicis dont on aperçoit, sur la droite, la façade sur jardin ornée des reliefs de l'Ara Pacis. A gauche, est esquissée une vue des toits de Rome que domine le dôme de l'église San't Agnese in Agone. Résidence des Médicis à Rome depuis 1576, la Villa fut acquise par l'Etat français en 1803, par échange, pour y rétablir l'Académie de France dans la métropole . Elle avait été supprimée en 1793 à la suite du saccage de son siège durant l'Ancien Régime, le palais Mancini. C'est donc dans un lieu hautement symbolique qu'Ingres a choisi de fixer le portrait du jeune graveur. C'est à la Villa Médicis qu'Ingres avait vécu ses premières années à Rome, là que Taurel résidait alors en tant que pensionnaire de l'Académie, là également qu'il avait rencontré sa future épouse à qui était destiné ce dessin et qui n'était autre que la fille adoptive de l'actuel directeur de l'institution...
Alors que Hans Naef répertorie plus de 450 portraits dessinés par Ingres, ceux tracés sur un fond de paysage sont étonnamment rares. G. Tinterow et A. E. Miller (op. cit., pp. 84-89) n'en recensent que 34 (il est à noter que la Collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé possède un autre portrait en extérieur, celui de l'architecte Baltard, lot 80!). A partir de 1810, Ingres se sert, le plus souvent, pour les vues qui servent de fond aux portraits, de dessins qu'il a auparavant réalisés et conservés, voire même d'oeuvres d'autres artistes. Ainsi, la vue de la Villa Médicis sur le présent dessin reprend une feuille (fig. 1) aujourd'hui au musée de Montauban (inv. 867.4415) que G. Vigne attribue à Taurel lui-même (op. cit., no. 3113).
David Hockney, dans son ouvrage controversé, Secret Knowledge. Rediscovering the lost techniques of the Old Masters, a tenté de montrer que Ingres s'aida, pour la réalisation de ses portraits dessinés, d'une chambre claire ou camera lucida. Il s'agit d'un prisme qui permet une superposition optique du sujet à dessiner et de la surface où doit être reporté le dessin. L'artiste utilise cette superposition pour placer des points clés à reproduire, ou même ses grandes lignes. La perspective est reproduite de façon parfaite, sans construction. Hockney reproduit dans son livre un détail du présent dessin en contrepoint de l'une de ses propres oeuvres exécutées à l'aide de ce dispositif (op. cit., Londres, 2001, pp. 29-30).
Après être resté dans la descendance du modèle jusqu'au moins 1885 (date où elle fut gravée par le petit-fils de Taurel), la présente feuille passa dans la collection du peintre espagnol, spécialisé dans le portrait de la société mondaine parisienne, Raimundo de Madrazo y Garreta (1841-1920). Le dessin compta ensuite parmi les innombrables trésors amassés par la Comtesse Martine-Marie-Paule de Béhague (1869-1939), dans son hôtel particulier de la rue Saint-Dominique - l'actuelle ambassade de Roumanie - que Robert de Montesquiou qualifiait de 'Byzance du Septième [arrondissement]'. Après être passé à la vente d'une partie des possessions de la comtesse, en 1926, le dessin est acquis, l'année suivante, chez Knoedler and Co. à New York, par John Nicholas Brown (1900-1979). Celui-ci réunit dans sa résidence de Providence dans le Rhode Island l'une des plus belles collections américaines de la première moitié du XXème siècle de dessins anciens. Il possédait ainsi un Cavalier dessiné par Léonard de Vinci à la pointe d'argent sur papier préparé, passé en vente chez Christie's, Londres, le 10 juillet 2001, et qui demeure à ce jour le dessin ancien le plus cher jamais vendu aux enchères.
Les portraits dessinés d'Ingres, qui avait survécu entre 1815 et 1819 en dessinant les riches anglais de passage à Rome durant leur Grand Tour, sont des témoins biographiques uniques en leur genre. Ils ne sont jamais autant émouvants et psychologiquement vrais que lorsqu'ils tracent l'effigie des proches de l'artiste, en particulier de ses compagnons artistes, pensionnaires à la Villa Médicis. Ces oeuvres, qui portent uniquement la marque de l'amitié, sont de remarquables documents sur la vie de l'Académie de France à Rome au début du XIXème siècle et illustrent les liens forts noués entre eux par les pensionnaires, des liens qui ne se desserreraient pas après avoir quitté le cocon magique et enchanteur de la Villa Médicis. Le magnifique portrait de Taurel, par la personnalité du modèle et le lieu où Ingres a choisi de le représenter, est un des exemples les plus parfaits de cette 'comédie humaine' de la société française à Rome.